Jusqu’à ce que sa vie tombe en lambeaux, Peter Swann (pseudonyme) vivait dans un monde qui lui semblait bon et sensé. A la trentaine, il avait un travail stable comme ingénieur à la municipalité et il élevait sa petite fille de 7 ans, Grace, dans une maison haut perchée sur les falaises herbeuses du lac Ontario, à l’est de Toronto. Là, il pouvait se consacrer à son amour de la nature : grimper sur le toit, par les nuits claires d’été, pour montrer les étoiles à Grace dans son télescope, faire avec elle des virées en VTT au milieu des innombrables ravins du grand parc animalier près de Toronto. Il remplissait la maison de toutes sortes de petits trésors : un aquarium de poissons rares, une collection de roches. Parfois, il exhumait un autre trésor, le vieux phonographe de sa mère, pour apprendre à sa fille les refrains de vieilles chansons qu’il connaissait bien.
Lorsque Grace arriva à la puberté et fut sujette aux sautes d’humeur qui caractérisent cette période, il se dit qu’il était temps de nouer une liaison avec une femme, dans l’espoir qu’elle puisse jouer le rôle de mère pour sa fille. La mère de Grace s’était évanouie dans la nature, peu après que le Secours catholique pour l’enfance l’eut poursuivie pour violences et eut confié la garde de l’enfant à Peter. Récupérer Grace l’avait rendu fou de bonheur. L’élever était sa mission. Enfant, lui-même avait été abandonné par ses parents et confié à une famille d’adoption, mais sa fille, elle, grandirait auprès de son père.
En 1989, un ami commun présenta Peter à une aide-soignante prénommée Dana, dont le mariage avait été un échec. Dana était une femme brillante et sympathique, et Peter attribuait son tempérament emporté aux frustrations qu’elle avait endurées avec son mari, qui semblait avoir été un butor. “Ils n’arrêtaient pas de se battre, raconte-t-il. Elle le frappait jusque dans leur lit. Elle le frappait au visage. Lui croyait que c’était pour rire. Les gens, je vous assure…”, dit Peter en mimant la consternation. “Je me disais : je ne suis pas comme lui, alors, nous deux, ce sera différent. J’ai un caractère plus facile ; je n’ai pas la même personnalité.”
Les liens entre Peter et Dana ne tardèrent pas à devenir très étroits. Quelques mois plus tard, elle emménageait chez lui, tout en conservant son emploi d’aide-soignante, un travail qu’elle aimait et dont elle s’acquittait très bien. Ils semblaient faits pour s’entendre : deux personnes épanouies dans leur travail, avec un enfant à élever. Trois existences bien remplies. Il n’y avait qu’une seule ombre au tableau : le mauvais caractère de Dana, que Peter avait cru pouvoir attribuer à son ressentiment à l’égard de son premier mari, ne s’adoucissait pas. Loin de la calmer, le tempérament doux et fuyant de Peter semblait attiser ses accès de rage. “Elle s’était mise à faire d’un grain de sable une montagne”, dit-il. Brusquement, il se met à parler au présent, comme s’il était de nouveau dans leur cuisine, ou dans son bureau du sous-sol, et que quelque chose avait franchi une invisible clôture. “Elle rentre du travail, descend et commence à me hurler dessus et à fracasser de toutes ses forces des objets sur les murs. Je ne sais pas quoi faire. Qu’est-ce qui lui prend ? J’ai pourtant nettoyé la cuisine et payé les factures… Tout cela me traverse l’esprit, et je reste planté là, paralysé, vous voyez ce que je veux dire, désemparé, à me demander ce que je pourrais bien faire pour la calmer. Rien à faire. Et paf ! et bing ! elle me frappe.”
Peter aurait dû comprendre - il se le reproche amèrement - que les accès de violence de Dana allaient continuer, et que sa réticence à y répondre par des plaisanteries crues et des coups en retour, comme l’avait fait l’ex-mari de Dana, ne serait pas plus efficace pour calmer une fureur qui n’était pas spécialement dirigée contre lui. C’était plutôt une sorte de maelström d’émotions venues de l’enfance. Peter était littéralement pétrifié par les colères de sa compagne. “Je suis devenu de plus en plus passif.” Quelle que fût la raison qui la mettait dans un tel état de violence, il ne voulait pas entrer dans son jeu.
“Elle était incapable d’accepter les compromis, explique-t-il. Ou bien les choses se faisaient à son idée, ou bien elle refusait tout. Elle me tyrannisait, me frappait, me tyrannisait, me frappait. Elle saisissait le premier prétexte venu. Elle me disait que j’étais un nullard, que je buvais trop, que ma famille était nulle, et moi, un pauvre type. Elle me lançait des carnets d’adresses à couverture en métal au visage, des cendriers. Mais ce n’étaient que des bleus, après tout.” Il allume une autre cigarette et se frotte le front, de plus en plus gêné. “Au bureau, les copains me disaient : ‘Qu’est-ce qui t’est arrivé ? - Oh, rien, je suis tombé.’ Plus tard, je leur ai raconté. ‘Sors-toi de ce pétrin’, me disaient-ils.” Il secoue sa cigarette au-dessus du cendrier, le manque, puis se lève pour prendre son cochon d’Inde dans ses bras. “J’ai essayé de m’en sortir, mais je n’ai pas… je ne savais vraiment pas comment faire. Je me disais : nous avons une maison, j’ai ma fille près de moi, à nous deux nous gagnons 52 000 dollars par an [environ 300 000 FF]. A la fin, elle exigeait que je lui remette mon salaire. Je devais mendier pour un paquet de cigarettes, comme un chien. Je ne m’en rendais pas compte, j’étais idiot, d’accord ? Je suis une mauviette, d’accord ? C’est dur à dire. C’est dur à dire, pour un homme.”
Mais Peter est bien obligé de le dire, puisque Dana est partie. Son emploi, sa maison, son télescope, tout ce qu’il possédait a disparu aussi, même son phonographe. Il vit aujourd’hui dans une pension, avec son cochon d’Inde pour toute famille. Le tort qu’a eu Peter Swann, c’est d’avoir rencontré et épousé une brute au féminin, une femme coléreuse, tyrannique et manipulatrice, qui a fini par le quitter en emportant tout ce qui était sa vie, y compris sa fille de 13 ans.
Les femmes qui battent leur conjoint ne sont pas censées exister, et pourtant elles existent. L’idée que, dans un couple, la violence se dirige exclusivement contre les femmes est si profondément ancrée dans la conscience occidentale qu’il est presque impossible de comprendre l’histoire de Peter Swann. La plupart d’entre nous pensent que le pouvoir masculin est à la source de toute violence, que celle-ci s’exerce en privé ou en public. Qu’importe si ce sont les femmes qui sont responsables de la majorité des infanticides aux Etats-Unis, qui maltraitent leurs enfants plus souvent que les hommes, qui commettent tant de violences sur les membres de leur famille et des agressions sur les personnes âgées, environ le quart des viols d’enfants et l’écrasante majorité des meurtres de nouveau-nés. La violence conjugale, c’est ce que les hommes font subir aux femmes, des femmes de tous âges et de toutes conditions, qui reçoivent en pleine face le sombre poing du patriarcat. Même si nous reconnaissons que les femmes aussi frappent leurs enfants, nous sommes incapables d’aller plus loin et d’imaginer qu’elles puissent frapper un homme. Même quand nous voyons un homme se faire casser le nez, perdre son travail, se retrouver en plein désarroi émotionnel, nous continuons à nous dire : c’est un homme. Il aurait pu rendre les coups. Il aurait pu rendre les coups en cognant plus fort.
Les hommes, c’est vrai, ont un crochet du gauche plus puissant. Mais la dynamique de la violence conjugale n’a rien à voir avec l’affrontement de deux boxeurs de poids différent sur un ring. Dans un couple, il existe des stratégies relationnelles et des facteurs psychologiques qui annulent la donnée de la force physique. Au coeur du problème se trouve cette question : lequel des deux partenaires - du fait de son tempérament, de sa personnalité ou de son histoire personnelle - a la volonté de faire du mal à l’autre ? Au vu des informations qui émanent du milieu homosexuel nord-américain, on rencontre autant de violence dans les couples de femmes homosexuelles que dans les couples hétérosexuels : la volonté de faire du mal n’est pas l’apanage des hommes. Ceux qui sont confrontés à des hommes battus sont souvent sceptiques du fait de l’absence de traces de coups. Il est rare qu’un homme (ou une femme homosexuelle) battu sorte de sa mésaventure sentimentale comme Hedda Nussbaum, cette New-Yorkaise dont le concubin, Joel Steinberg, fut condamné en 1988 pour avoir battu à mort leur fille adoptive, Lisa. Lorsque Hedda Nussbaum témoigna à la barre, les caméras de télévision filmèrent de façon si saisissante son visage affreusement tuméfié, avec son oreille en chou-fleur et son nez de boxeur, qu’elle devint aussitôt l’emblème de la femme battue. Chaque fois qu’une féministe affirme qu’une Américaine sur quatre a été battue par son partenaire, l’image de Hedda Nussbaum vient à l’esprit.
En réalité, des victimes comme cette femme se situent au point extrême des violences qui s’exercent dans le cadre de relations amoureuses et conjugales : 4 % des femmes subissent des agressions de ce type. La majorité des couples happés par la spirale de la violence commettent des actes de moindre gravité, dont les femmes sont aussi souvent les instigatrices que les hommes : les gifles, le verre qu’on brise, les morsures, les pincements furieux, le fusil que l’on agite, le coup de pied dans l’estomac, le coup de genou dans les parties. Ajoutez-y l’invisible vague de violence verbale qui submerge les foyers américains, les enfants utilisés à des fins de chantage, la destruction de biens, la communauté prise à témoin comme moyen de pression, et vous obtenez un tableau de la violence ordinaire beaucoup plus complexe que celui suggéré par le visage tuméfié d’une femme dans le cadre d’un procès navrant.
Les informations qui ont permis de révéler pour la première fois l’existence des hommes battus sont apparues dans une enquête publiée en 1980 par trois spécialistes de la violence familiale du New Hampshire : Murray Straus, Richard Gelles et Suzanne Steinmetz. Leur étude, menée auprès de 2 143 foyers américains pris au hasard, a montré que les brutalités étaient autant le fait des femmes que des hommes : 11,6 % des femmes et 12 % des hommes reconnaissaient frapper, gifler ou donner des coups de pied à leur partenaire. Or, pour les féministes, l’idée que les hommes puissent passer pour des victimes n’avait tout simplement aucun sens. Elle ne cadrait pas avec leur analyse fondamentale des brutalités subies par les femmes - à savoir qu’elles étaient la conséquence logique de la domination politique, économique et idéologique du mâle. Si les femmes étaient si manifestement sous le joug des hommes dans la société, comment pouvait-on s’attendre à ce qu’il en aille différemment en privé ? Les féministes craignaient, par ailleurs, que les résultats de l’enquête du New Hampshire ne soient utilisés pour minimiser le cas des femmes battues, un peu comme ces hommes, avocats, juges ou politiciens, qui vous disent : “Vous voyez ? Elle aussi, elle le fait.” Affaire classée.
En conséquence, on accusa aussitôt Straus et Gelles, les principaux auteurs de cette enquête, d’avoir été tendancieux dans leur démarche. Se retrouvant sur le banc des accusés, tous deux remanièrent leur questionnaire et interrogèrent à nouveau plusieurs milliers de couples. Publiés en 1985, leurs résultats furent pratiquement les mêmes, si ce n’est qu’ils avaient découvert en outre que les femmes étaient aussi souvent que les hommes à l’origine des agressions : pour environ un quart des couples, seul l’homme était violent ; pour un autre quart, c’était la femme ; et, pour tous les autres, les deux l’étaient.
Une fois encore, un concert de protestations s’ensuivit. Des intellectuels se firent un devoir de prouver que l’amour-propre des hommes était moins atteint que celui des femmes et que les torts causés devaient être appréciés en termes de blessures physiques plutôt que d’intentions : une femme qui se retrouvait avec la mâchoire cassée ne pouvait pas être comparée à un homme comme Peter Swann, qui n’avait reçu qu’un cendrier sur la tête. A vrai dire, l’une et l’autre parties commettaient l’erreur de définir la violence selon des critères “mâles”, en ce sens qu’aucune des deux ne prenait en considération les dégâts qu’une femme est capable de causer par une agression indirecte. De surcroît, Straus et Gelles, ainsi que les chercheurs qui ont continué ces travaux, ont découvert que les hommes présentaient souvent des blessures aussi graves. Une étude de 1995 sur les jeunes couples de l’armée américaine, dont on pouvait s’attendre qu’ils fonctionnent plus que quiconque sur le modèle patriarcal, a révélé que 47 % des maris et des femmes s’étaient mutuellement frappés, battus et blessés au même degré.
En 1989, une spécialiste des sciences sociales de Winnipeg, Reena Sommer, a effectué pour l’université du Manitoba une enquête sur l’alcoolisme qui a révélé que 39,1 % des femmes interrogées avaient reconnu s’être livrées à des actes de violence sur leur compagnon à un moment ou à un autre de leur relation ; 16,2 % de ces agressions étaient définies comme graves. Reprenant sa liste de départ, Reena Sommer téléphona à 737 des personnes qu’elle avait interrogées ; 90 % des femmes qui avaient reconnu frapper leur partenaire lui dirent qu’elles ne l’avaient pas fait en état de légitime défense. Elles s’étaient montrées violentes par colère, par jalousie, parce qu’elles étaient sous l’emprise de la drogue ou frustrées. Que ce soit de façon rationnelle ou irrationnelle, sous le coup de la colère ou froidement, elles avaient frappé, donné des coups de pied, cassé des objets et mordu leur conjoint, et 14 % de ceux-ci avaient dû être hospitalisés.
Une enquête sur la violence à l’encontre des femmes, effectuée en 1978 par la Commission du Kentucky, a révélé que 38 % des agressions commises dans cet Etat étaient dues à des femmes, mais ces chiffres n’apparurent pas dans le rapport publié sur cette enquête. Ces faits ont été découverts plusieurs années plus tard par d’autres chercheurs. A Detroit, la vague d’admissions aux urgences à la suite de violences familiales a été largement rapportée par les féministes comme une preuve des brutalités subies par les femmes. Personne n’a précisé aux médias que 38 % de ces admissions concernaient des hommes. Au Canada, le gouvernement fédéral a consacré 250 000 dollars [environ 1,4 million de FF] à un programme de recherche sur la violence dans les relations amoureuses. En 1993, le responsable de ce programme, le sociologue Walter DeKeseredy, de l’université Carleton, n’a révélé que les informations qui avaient trait aux femmes victimes de violences, ce qui a provoqué une vaste campagne de presse en faveur des femmes battues et donné l’impression que les campus canadiens étaient autant de bastions d’une misogynie brutale. Or les agressions commises par les femmes lors des relations préconjugales sont parmi les mieux documentées. Quoi qu’il en soit, DeKeseredy affirmait, dans un entretien téléphonique de 1994, que “le syndrome du mari battu est une arme à double tranchant. Les hommes se servent de ces informations pour intimider les femmes.” En vérité, les hommes n’utilisent pas ces informations, car les chercheurs les gardent généralement pour eux.
Par un tiède après-midi d’octobre, à Toronto, Steve Easton est assis sous le porche de sa petite maison de bois délabrée. Un petit chat gris passe paresseusement la tête par la fenêtre, perché sur une pile de prospectus ronéotypés de l’Association Easton pour la prévention de la violence familiale, qui chapeaute des groupes de soutien aussi bien pour les femmes que pour les hommes battus. Il est difficile d’évaluer ce que l’on peut attendre d’un homme qui se dit lui-même “homme battu” - quelqu’un qui aurait l’air hypersensible, fragile, marginal et qui offrirait une infusion à son hôte. Mais Easton, âgé de 31 ans, a l’allure d’un de ces jeunes étudiants tout droit sortis d’une publicité pour la bière Budweiser. Il est soigné, bien bâti, arbore un brushing impeccable et porte une chemise du dernier chic.
Easton se moquait pas mal de la question de la violence domestique jusqu’à ce qu’il tombe amoureux, à 22 ans, et s’enfonce de plus en plus dans une relation explosive qui l’a complètement traumatisé. Son amie, Ursula, avait vu sa propre mère frapper son père. Elle abordait sa vie amoureuse de la même manière, traitant Steve d‘ “enculé” et de “connard”. Elle lui disait comment s’habiller pour aller au bureau, sous prétexte que telle ou telle cravate ou chemise allait attirer ses collègues féminines. Si par malheur il faisait fi de ses diktats, il retrouvait à son retour sa garde-robe réduite en cendres. Ursula refusait, comme l’avait fait Dana avec Peter, qu’il sorte avec ses copains. S’il passait outre, elle le laissait passer la nuit dehors. Il n’avait pas le droit de lire le Toronto Sun, à cause des photos de belles filles en bikini que le journal publie chaque jour, sous prétexte que c’était la preuve qu’il courait après les autres femmes. Quand elle commençait la bagarre, elle le pourchassait d’une pièce à l’autre à travers la maison et lui faisait passer des nuits blanches en lui hurlant : “Je n’en ai pas encore fini avec toi !” Epuisé, il arrivait souvent au travail en retard. Ursula le frappait, lui lançait des bouteilles et des livres au visage, et le fit même passer à travers la fenêtre de leur salle à manger. Mais ce n’est que le jour où il la frappa à son tour qu’Easton résolut de la quitter.
Sans toit et désormais sans travail, il chercha une aide. Un organisme, Education Wife Assault, lui donna un petit livre intitulé Pourquoi les violences contre les hommes sont un leurre. D’autres centres d’entraide et des organismes d’aide familiale eurent la même attitude, reflétant l’opinion d’une journaliste en vue de Toronto, Michele Landsberg, qui avait écrit dans un article : “La prochaine fois que l’avocat d’un homme commence à radoter sur les ‘hommes battus’, mettez ses preuves en doute et posez-vous des questions sur ses mobiles. Vous pouvez être sûr qu’il ne s’appuie sur rien de véridique, et qu’il le sait.”
Depuis qu’elle a vu le jour, en 1993, l’Association Easton - perpétuellement à court d’argent - reçoit de 3 à 10 appels par jour, soit 1 000 à 4 000 par an, de la part d’hommes qui vivent des relations de violence dont ils ne parviennent pas à s’extirper. Les raisons qui les en empêchent sont aussi variées que celles des femmes : ils sont inquiets pour leurs enfants, ont perdu leur emploi ou ont des revenus faibles et n’ont pas les moyens de se reloger. Certains hommes aiment leur femme et ne souhaitent pas la quitter, ils voudraient seulement qu’elle adopte un autre comportement ; d’autres sont trop déprimés pour se reprendre en main ou se sont réfugiés dans l’alcool et n’ont plus aucune volonté ; certains encore croient qu’ils peuvent tenir le coup, mais n’y arrivent pas. Aucune de ces raisons ne doit nous surprendre : les hommes ont parfois le coeur brisé et ils peuvent tenir passionnément à leurs enfants. Et puis le patriarcat peut bien régir l’économie, ça n’empêche pas des millions d’individus de sexe masculin d’être démunis. Pourtant, comme le découvrit Easton après avoir fondé son groupe, la politique qui voulait à une époque voir dans la violence familiale une affaire d’ordre privé proclame aujourd’hui que c’est une affaire de femmes. Les hommes ne peuvent plus - si tant est qu’ils aient jamais pu le faire - se poser en victimes eux aussi.
Vers la fin des années 80, les féministes et les intellectuels au coeur du mouvement de défense des femmes battues sont devenus très manichéens dans leurs distinctions entre l’homme et la femme. Si les femmes étaient fondamentalement sans reproche, on en déduisait avec de plus en plus de certitude que les hommes étaient fondamentalement à blâmer, au point que chercher les mobiles de leurs actes passait pour leur trouver des “excuses”. Les mauvais traitements subis dans l’enfance n’étaient pas une raison, c’était une excuse. Même chose pour les pathologies individuelles, la dynamique du couple, les circonstances personnelles - jusqu’à ce que ce domaine d’investigation soit déclaré zone interdite.
Au Canada, le rapport final de l’enquête gouvernementale sur la violence à l’encontre des femmes, qui avait nécessité la collaboration des experts de toutes les Provinces pendant plusieurs années et qui avait coûté plusieurs millions de dollars, concluait en 1993 : “Si un homme brutalise sa femme, c’est parce qu’il a le privilège et les moyens de pouvoir le faire.” Dix millions de dollars pour accoucher d’un cliché. Ceux qui conseillent les acteurs de la politique aux Etats-Unis virent leur opinion résumée dans le numéro spécial de Ms. sur les femmes battues : “Les chercheurs commencent maintenant à examiner les auteurs de ces violences, écrivait Ann Jones. C’est toujours la même chanson. Personne ne veut admettre que les hommes le font parce qu’ils aiment ça.” Ce qui avait commencé comme une discussion nuancée sur l’un des volets des relations humaines les plus difficiles à cerner était réduit au triomphe du sectarisme le plus étroit. Les hommes sont mauvais. Les femmes sont bonnes. Violence domestique veut dire des femmes que l’on bat, et le premier qui reçoit le poing d’une femme en pleine figure est un menteur ou un malade.
Les recherches sur les raisons qui poussent les femmes hétérosexuelles à la violence et sur ce qu’elles ressentent sont quasi inexistantes. Les études qui ont été faites indiquent qu’elles forment un groupe très hétérogène, qui n’obéit pas aux clichés simplistes. Parmi les causes possibles, l’une des plus plausibles, pour les hommes comme pour les femmes, est peut-être ce qu’on appelle la “transmission de la violence d’une génération à l’autre”. Une femme violente répète le type de communication qu’elle a appris dans sa jeunesse. Elle a vu sa mère frapper son père, ou bien elle se battait avec ses frères et soeurs. Le modèle familial est une force si puissante qu’il dépasse le conditionnement des sexes. D’après une étude récente, les enfants qui ont été battus par leur père tendent à se comporter en victimes une fois adultes, filles et garçons pareillement. En revanche, ceux qui ont été battus par leur mère deviendront plutôt des bourreaux. Quant aux causes de ces comportements, une hypothèse avance que, du fait qu’ils incarnent l’autorité, les hommes inculquent aux enfants des habitudes de soumission pour le restant de leur existence. Les femmes, elles, sont la figure de l’éducation. Elles ont davantage tendance à inculquer à leurs enfants leur propre mode d’expression émotionnelle.
Cela pourrait expliquer, en tout cas, pourquoi un homme qui a été battu dans son enfance peut accepter d’être brutalisé par sa partenaire. “Près de 80 % des hommes qui suivent notre programme ont été battus au cours de leur enfance. De même que leurs femmes. Qui se ressemble s’assemble”, explique Easton. Peu après être tombé amoureux d’Ursula, Easton avait commencé à comprendre qu’elle n’était pas sûre de lui, parce que l’amour, pour elle, avait toujours été enrobé dans l’amer contexte des injures et des coups.
Une personne qui a été battue et délaissée dans son enfance peut en avoir conservé un souvenir si douloureux que sa vulnérabilité émotionnelle se traduit pratiquement pour elle comme une menace sur sa vie. Avoir besoin de quelqu’un, lui faire confiance, se rappelle-t-elle, cela veut dire souffrir comme un chien. Les femmes qui éprouvent cela sont peut-être les plus exposées à utiliser la violence comme une arme. Elles ont besoin de dominer et de rabaisser leur partenaire pour pouvoir se sentir en sécurité avec lui, pour se convaincre qu’elles ne sont pas le plus faible des deux. “La domination commence avec le besoin de nier la dépendance”, observe la psychanalyste Jessica Benjamin. “La conséquence première de cette inaptitude à concilier dépendance et indépendance est la transformation du besoin de l’autre en une domination de l’autre.”
Je t’aime. Donc tu me terrifies. Donc je dois te terrasser.

Cet article est adapté d’un essai paru dans When She Was Bad : Women and the Myth of Innocence [Quand elle était vilaine : les femmes et le mythe de l’innocence], éd. Random House of Canada.

Patricia Pearson