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Pas question bien sûr de regretter une époque où la femme gémissait sous la botte phallocrate mais, comme lors de toute mutation, l'espèce a besoin de s'adapter, et parfois, elle patauge. Hors cadre et sans limites. "Les rôles sont à interpréter et à réinventer en permanence, analyse le psychiatre Serge Hefez*, et l'absence de règles définies laisse le couple à la merci d'un rapport passionnel."
Un couple, en physique, c'est l'ensemble de deux forces parallèles. Comme les pistons d'un moteur. Quand l'un monte, l'autre descend. Mais en amour, quand celui qui se trouve en position basse le vit mal, la tension monte. Certains couples vivent ce rapport de force au quotidien. Ils s'aiment mais s'affrontent, parfois avec une fréquence et une violence anormales. Qu'est-ce qui nourrit leur hargne ? Qu'est-ce qui se joue sur le ring conjugal ? Et est-ce que l'amour peut durer dans ces conditions ?
Un équilibre contraire
La première volontaire à avoir accepter de nous répondre s'appelle Nathalie. Cette enseignante de 48 ans vit continuellement - selon ses mots - un rapport de force au sein de son couple et ceux depuis plus de vingt ans. D'abord parce qu'elle et lui sont diamétralement opposés. "Lui est introverti, sombre, indépendant, moi extravertie, joyeuse, conviviale ; lui est issu d'un milieu populaire, moi plus bourgeois. Alex a besoin de se valoriser à mes yeux, et moi, de faire triompher mon énergie positive face à son anxiété rabat-joie", décrit-elle.
Sauf que le charme de leur complémentarité a vite dégénéré en guerre de tranchées. "Alex, en fait, se pose en s'opposant. Il a besoin de jouer le mâle dominant, d'avoir le dernier mot. Par exemple, il me laisse dépenser mon énergie à organiser le programme et, au dernier moment, il se défile ou change le planning. Ce qui a le don de m'exaspérer", poursuit-elle. Et oui, vu comme ça, c'est plutôt compréhensible.
Son silence aussi me pesait, et plus je le harcelais, plus il se murait. Mes amies m'ont sauvée de ce vide, la maturité et le travail sur moi m'ont apporté plus d'autonomie...
Nathalie se souvient par exemple d'une scène, alors qu'ils étaient mariés depuis 10 ans. "Je lui hurlais mon envie de lui envoyer mon poing dans la figure, il a tendu le menton et je l'ai frappé. Ça l'a rendu fou, il voulait demander le divorce. J'en suis même arriver à crier : "OK, et tu gardes tout, l'appartement et les enfants !" et puis finalement, ça s'est tassé et on en a plus jamais reparlé.
Toutes ces disputes l'ont irrémédiablement conduite chez le psy. "J'ai compris l'escalade de mon agressivité. Dans les premiers temps de notre relation, Alex m'avait comblée d'amour, puis nos deux enfants sont arrivés et j'ai vu tout cet amour se reporter sur eux. Je passais désormais en second, alors que je n'étais pas préparée à cette frustration. Alex s'est révélé un père tendre mais très angoissé, et moi une mère cool, ce qui a encore tendu nos rapports", tente d'expliquer Nathalie.
Elle se souvient aussi que parfois, elle mettait malgré elle de l'huile sur le feu. "Quand, sur un coup de colère, il privait de sortie l'une de nos filles, je lui lançais, sarcastique, qu'il gagnerait en impact s'il disait la même chose sans gesticuler comme un pantin. "Pas malin, je sais... Son silence aussi me pesait, et plus je le harcelais, plus il se murait. Mes amies m'ont sauvée de ce vide, la maturité et le travail sur moi m'ont apporté plus d'autonomie... ", continue t-elle.
Et aujourd'hui, ils sont toujours ensemble. "En fait, Alex c'est mon type d'homme. Sa manière d'user de la distance affective. C'est sexy, la distance, cela donne envie de se rapprocher. De toute façon, malgré (ou grâce à) nos deux caractères opposés, les enfants ont réussi à pousser droit. C'est bien le principal", conclut-elle en souriant.
Un besoin intarissable de contrôle et de domination
Vient suite le tour de Clarisse qui elle aussi vit un rapport de force au sein de son couple. Cette avocate de 45 ans a quelque part "hériter de cette vision conflictuelle du couple". "Toute mon enfance, mes parents se sont engueulés. Leur relation était très passionnelle et a duré sur ce ton toute leur vie. Papa défonçait les portes, cassait les bibelots... Cet homme que j'adorais était si "nerveux" que je n'osais pas lui tenir tête, de peur de m'en prendre une. Et aujourd'hui encore, j'ai tendance à confondre amour et agressivité. Pour me plaire, il faut me résister", commence-t-elle.
Et on peut dire qu'avec Christophe, elle est servie. "Nous nous sommes rencontrés il y a quinze ans, j'étais son avocate pour une affaire aux prud'hommes. Il y a tout de suite eu entre nous un jeu de séduction qui m'a plu. Je le trouvais gonflé, malin dans sa façon de jouer les mecs pas faciles. J'étais sensible à son charme, son esprit créatif et indépendant, profond, original. On s'est découvert un lien très fort autour des enfants, et on s'est rapidement mis ensemble", raconte Clarisse. Le couple a deux filles, qui ont aujourd'hui 11 et 9 ans. Et la mariage ne s'est fait que très tardivement. "Nous nous sommes mariés il y a trois ans seulement. Je me souviendrai toujours du fou rire de nos témoins au moment où nous nous sommes dit oui : nous avions déjà rompu six fois !", rit-elle.
Je me surprends parfois à rêver d'un homme très doux, d'une épaule où poser ma tête... Je me sens prête aujourd'hui à vivre une relation sereine
Christophe a tout de suite manifesté le besoin de me dominer, me posséder et me rabaisser. Il répète que je suis nulle une fois sortie de mes dossiers, que je ne sais pas remplir un frigo, ni tenir les enfants. Et parfois même sur un ton méchant, piquant. Mais plus question pour Clarisse de s'écraser comme avec son père, "au contraire, je balance, je crois, tout ce que j'ai gardé sur le cœur. A la première attaque, je dégaine", enchaîne-t-elle. Avant de poursuivre, "le problème, c'est qu'on a autant, l'un que l'autre, le sens de la formule-qui-tue. Et ça vire vite à la guerre de tranchées verbale...".
Régulièrement ils se quittent, pour souffler, mais c'est dur, parce qu'ils s'aiment, mal mais fort, et adorent leurs enfants. "Dans les rares moments où nous ne sommes pas dans cette escalade infernale, notre vie de famille me plaît vraiment. En fait, on n'arrive pas à se quitter, comme si on avait besoin de cet affrontement permanent. Mais c'est littéralement épuisant. Plus je deviens adulte, plus ces bras de fer me lassent, et je me surprends parfois à rêver d'un homme très doux, d'une épaule où poser ma tête... Je me sens prête aujourd'hui à vivre une relation sereine", conclut-elle rêveuse.
Une pression permanente
Notre troisième et dernière volontaire se prénomme Laura. A 42, elle est une cheffe d'entreprise accomplie. "Avec Yves, nous étions un couple phare. Pour tous nos amis, nous incarnions une belle réussite. Nous avions monté chacun notre société, nous avions une fille et un garçon, j'organisais de super fêtes et nous faisions des voyages de rêve", énumère-t-elle pour débuter. Les deux partenaires s'étaient rencontrés à une soirée, quand Laura avait tout juste 20 ans et Yves, 25 ans. "Il était différent de mes amis : c'était un séducteur, un homme de belle stature, cultivé, intellectuellement charmeur", se souvient-elle. Deux ans plus tard, ils se mariaient.
"On était ensemble 24 heures sur 24. Je lui appartenais. Il exerçait sur moi une pression permanente. Au début, je l'acceptais, j'avais tellement besoin de croire en l'amour : mon père est parti quand j'avais 3 ans, et mon beau-père était violent avec maman", déplore-t-elle. Si au départ elle se laissait marcher sur les pieds, un jour elle en a eu assez et a commencé à lui tenir tête. Une réaction qui n'a vraiment pas plu à son compagnon. "Le travail acharné et la présence de nos enfants m'ont aidée à tenir. Ma société a progressé, la sienne non. Il est venu partager mon bureau. Sa jalousie était palpable. Entre nous, le ton était tendu, agressif. Il n'y avait pas de discussion possible car je ne laissais rien passer", ajoute-t-elle. Avant de poursuivre, "par exemple, s'il m'insultait alors que j'étais au volant, j'arrêtais la voiture et lui disais de descendre".
Leurs relations sont devenues infernales quand elle a fini par s'installer seule dans un bureau, deux étages au-dessus du sien. "Mon éloignement a déclenché un harcèlement redoublé de sa part. L'air est devenu tellement irrespirable que j'ai fini par lui annoncer que j'avais besoin de prendre du recul. C'est lui qui a pris les devants. Un soir, alors que je bouclais ma valise pour une mission à l'étranger, il a annoncé aux enfants qu'une copine venait "dormir à la maison". J'ai halluciné !", se rappelle Laura, toujours choquée.
Aujourd'hui, cela fait deux ans que Yves et Laura sont séparés. Le divorce vient d'être prononcé. "Il fait payer aux enfants notre rupture. J'en souffre mais j'aime la vie, et cela m'a sauvée. Aujourd'hui, je suis une femme libre, j'ai des amants, je donne, je n'attends rien, et cela me fait beaucoup de bien", conclut-elle, apaisée.
* Auteur de "
" (éd. Hachette Littératures).Cet article a été initialement publié dans le magazine Marie Claire, septembre 2009 et réédité en juillet 2019