On se souvient de cet homme vêtu de sombre, qui se levait, s’asseyait, ne disait rien, visage fermé. C’était son procès en révision, cette autorisation officielle de sortie de l’enfer, cette cérémonie de réhabilitation attendue onze ans. Et Loïc Sécher semblait s’en être absenté.
Et puis deux ans plus tard, vendredi 13 septembre, au téléphone. «Monsieur Sécher, merci d’avoir accepté ce portrait, je suis très touch… - Ah mais j’ai rien accepté ! C’est mon éditeur qui insiste. Moi, les médias, je vous fais pas confiance. Je leur ai dit à ma maison d’édition : si la journaliste écrit que des conneries, tant pis pour vous !»
(Photo Didier Olivré)
On revoit le bois froid de la cour d’assises de Paris, 20 juin 2011. L’avocat général dans sa robe rouge qui dénonce les «aveuglements» de la justice et salue «l’homme de paix» Loïc Sécher. Et lui, figé, qui écoute dérouler par d’autres le fil de sa vie volée. Sept années de prison pour un crime qu’il n’a pas commis. Accusé de viol par sa voisine de 14 ans. Huit ans plus tard, Emilie a dit qu’elle avait menti.
Et mardi dernier, Pouldreuzic, 1 900 habitants, pointe de la pointe du Finistère, à la nuit tombée. Le vent en bourrasques, de la lumière aux vitres du Capricorne, des hommes au comptoir. «Oh, la journaliste ! Viens boire un coup !» Loïc Sécher nous a fait «une surprise». Il s’est pointé au bar de notre hôtel, la veille de l’interview, avec son meilleur ami Bernard et son envie de trinquer. Il est là, zouave, à charrier gaiement. Ce n’est pas l’homme du tribunal, pas celui du téléphone. Il porte le chapeau et le gilet breton qu’il arborait le dimanche au défilé du pardon de Plovan, debout sur le char - «on a bien fait les cons !»
Evidemment, le lendemain matin, ça recommence. Loïc se planque au café de la place d’en bas, pas envie de parler, et puis de toute façon s’il publie un livre, c’est justement pour qu’on arrête de lui poser des questions : «T’as tout dedans.» Evidemment, il parlera quand même, un pas en arrière, deux en avant, et cette «confiance» dont on ne devait pas avoir une miette, cette confiance qui nous est finalement versée sans restrictions, a le goût d’un petit miracle. Ou comment un homme enfermé, violenté, privé de tout jusque de l’affection des siens, venus eux aussi à le croire coupable, a réussi à traverser ce cauchemar en préservant les qualités humaines les plus fragiles : le courage et la sincérité.
Loïc Sécher est né à La Chapelle-Saint-Sauveur, village de 700 habitants en Loire-Atlantique. Avant d’être le septième condamné à tort à bénéficier d’une révision depuis 1945 (après Patrick Dils et avant Marc Machin), il n’était «personne». Soit l’aîné d’un couple d’agriculteurs «très modestes», grandi à la ferme dans des conditions «rustiques» (pas d’eau ni d’électricité). Dès 6 ans, il travaille aux champs, quand il n’est pas réquisitionné pour s’occuper de ses trois frères et sœur. Compliqué, pour lui, d’évoquer l’enfance : il ne veut «surtout pas» s’apitoyer, mais peine à trouver un souvenir heureux. A l’école, c’est les coups de règles d’une institutrice déterminée à rectifier ce gaucher. Puis un médecin se pique de lui rééduquer l’œil droit, jugé «paresseux». On lui colle un bandeau noir sur le gauche. «Il paraît que j’étais assis toute la journée sur ma petite chaise, à pleurer.» Des mois plus tard, le corps médical découvre que l’œil droit de Loïc Sécher est aveugle : absence de rétine. Avec le gauche bandé, c’était le noir complet.
Il aurait aimé faire des études d’électricien, mais ce n’est pas une option, il faut «travailler, vite». Ouvrier agricole à 18 ans, il n’a plus qu’une idée en tête : économiser pour acquérir ses propres terres. Jusqu’à ses 40 ans, sa vie se partagera ainsi : travail pour les autres la semaine, travail pour lui le week-end, sur les deux puis quatre puis dix-huit hectares qu’il réussit à s’acheter.
En février 2000, Emilie, 14 ans, fille des voisins de Loïc Sécher, s’ouvre les veines. A ses parents et professeurs, elle dit avoir été violée. «Qui ?» Pas de réponse. Les parents pensent à Sécher. Depuis qu’il leur a confié son homosexualité et ses difficultés à l’assumer, ils le trouvent «bizarre». Tout le village sait qu’il déprime, qu’il a tendance à abuser de la boisson et des cachets. «C’est Loïc ?», demande-t-on à Emilie. «Oui», finit-elle par souffler.
Loïc Sécher n’en a «jamais voulu» à Emilie. Il dit : «Dans cette affaire, il y a deux victimes.» Après la révision, il est passé à l’hôpital psychiatrique où est internée la jeune femme. Il a laissé ses coordonnées à son intention. «Je voulais lui dire que j’étais là si elle en avait besoin.»
Depuis qu’il est sorti de prison, on lui demande s’il se «reconstruit». A l’obsession de la métaphore maçonne, il répond en bon élève : installation dans le Finistère, suivi psy, achat d’un tracteur et labours quotidiens. Il a reconquis le jour. Pas la nuit. Dans les cauchemars qui le réveillent en sueur, pantelant, il y a le bruit des clés, les portes qui claquent, les figures grises des magistrats, les sévices subis en détention. Son avocat Eric Dupond-Moretti, qui a coécrit le livre avec lui, résume à sa manière directe : «L’affaire Sécher concentre tout ce qui déconne dans la justice.»
La garde à vue, pour commencer, où on le presse, l’insulte et le menace pendant vingt heures sans lui dire ce qui lui est reproché. L’«enquête» ensuite, menée par un ami proche du père d’Emilie, prompt à transformer les ragots sur «le pédé du village» en présomptions de viol d’une adolescente. La prison, enfin, où entassé avec d’autres dans des cellules insalubres, il est livré par l’administration au pire sort des «pointeurs». Roué de coups en promenade, violé dans les douches. Ni ses tentatives de suicide, ni sa grève de la faim, ni son innocence sans cesse criée ne lui vaudront la moindre attention. Seize ans de prison, trancheront deux cours d’assises.
Il a reçu près de 800 000 euros d’indemnisation il y a un an, s’est senti «affolé» son chèque à la main, encore plus quand il a vu le nombre de ses amis croître soudain. Il s’en est trouvé un vrai, Bernard, plus intéressé, comme lui, par la culture des légumes anciens que par l’argent. Il n’a «pas de petit ami», n’est «pas certain» qu’il se «reconstruira» un jour une vie sentimentale, pense que «quelque chose d’irréparable» est cassé avec sa famille. Mais avec son pote Bernard, ils partent pêcher au Sénégal et cultivent à deux sans relâche «2 700 mètres carrés de jardin». Oignons de Roscoff, butternuts, tomates, céleris, panais, les récoltes sont joyeuses. Sur son tracteur, face à la mer, il est «au bout du bout du bout du monde». Là, dit-il, où «même le GPS» ne peut pas le trouver.
Photo Didier Olivré
Loïc Sécher en 10 dates
18 octobre 1960 Naissance à Nantes.
2000 Arrestation, soupçonné du viol d’Emilie, 14 ans.
2001 Première tentative de suicide.
2003 puis 2004 Condamné à seize ans.
2008 Emilie dit qu’elle a menti.
2010 Sortie de prison.
2011 Acquitté.
2012 Touche 800 000 euros.
Septembre 2013 Le Calvaire et le Pardon avec Eric Dupond-Moretti (Michel Lafon).