La plupart du temps, ils se taisent. Quand ils osent enfin parler, ils sont rarement pris au sérieux. Comme si la parole des hommes victimes de violence conjugale « contrariait » celle des femmes battues, qui ont mis des siècles à se faire entendre. Comme s’il nous fallait choisir un camp…
Malaise. Il y a d’abord ces photos, qui nous sont arrivées à la rédaction : des hommes au visage transparent, sans regard, sans expression, sans rien. Et puis, autour de moi, ces petits sourires, mi-gênés, mi-narquois à l’énoncé du sujet. Hommes battus ? Par qui ? Ils ne peuvent pas se défendre? Je me souviens de cette femme interviewée il y a longtemps, violentée des années par son mari, qui expliquait en s’excusant : « Je ne pouvais pas partir, vous comprenez ? Il me faisait trop peur… » Je ne sais pas si je comprenais, j’imaginais au moins : la force, les coups, l’emprise. Mais eux, pourquoi ne partent-ils pas ? Comment les femmes qui battent leurs hommes leur font-elles si peur ? Et d’abord, les battent-elles vraiment ?
Un mort tous les quinze jours
Les seuls chiffres qui mesurent cette réalité sont ceux de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales, qui ne comptabilise que les affaires pour lesquelles une plainte – ou au moins un signalement – est déposée : 149 000 hommes victimes de violences conjugales en 2013, « contre » 398 000 femmes. Et un mort tous les quinze jours, « contre » une tous les trois jours. Tout est dans le « contre », semble-t-il : les hommes ne représentent « que » un quart des victimes, et « même pas » 20 % des cas mortels. Re-malaise.
« Je pensais qu’il y avait peu de cas, mais en fait non. » Sylvianne Spitzer est psychologue, psychanalyste et criminologue C’est en allant consulter au domicile de ses patients qu’elle a découvert les traces d’une violence qu’ils taisent, ou minorent, lors des consultations en cabinet : « Dans un premier temps, ils sont dans le déni complet. Ils pensent que “ça va passer”, que le problème vient d’eux, qu’ils sont de mauvais conjoints ou de mauvais pères, puisque c’est ce qu’elles leur répètent à longueur de temps. » Si les femmes savent, désormais, « qu’il faut partir dès la première gifle » (même si elles ne le font pas toujours), les hommes, eux, mettent beaucoup plus de temps à identifier qu’il y a un problème. « Peut-être parce qu’ils sont habitués, dès la cour de récréation, à régler leurs différends par la bagarre. Un coup n’est pas forcément un acte grave dans leur esprit. » Griffures, gifles, jet d’objets, mais aussi menaces, humiliations, chantage ; une fois sortis du déni, rien ne s’arrange : comment se faire entendre ? À qui demander de l’aide ? Où s’adresser ? Ils disent tous la même chose : la honte, l’épuisement, et les structures d’écoute ou d’accueil des victimes de violences conjugales qui ne veulent pas ou ne savent pas les prendre en compte. La plupart du temps, on leur raccroche au nez, parfois avec un petit rappel à « la » réalité : « Et les femmes ? Vous savez combien elles sont, les femmes, à être battues par les hommes ? » C’est vrai ça, est-ce qu’ils savent ?
Dans une société où toutes les paroles se libèrent, il n’y a aucune raison que la leur se taise. C’est pourtant Sylvianne Spitzer – une femme ! – qui finit par créer SOS Hommes battus en 2009, pour combler un vide. Deux mille cinq cents appels par an, plus tous ceux que la petite structure n’a pas la capacité de traiter. « Ils sont de plus en plus nombreux non pas forcément à être maltraités, mais à oser le dire enfin », à SOS Hommes battus, mais aussi à SOS Papa, et parfois directement au commissariat ou à la gendarmerie où, d’après leurs dires, ils sont reçus avec plus ou moins de bienveillance. « On est encore engoncés dans des stéréotypes traditionnels : tout le monde a du mal à imaginer que les femmes peuvent être violentes, et les hommes doux. La justice est censée être neutre, mais dans les faits, elle ne l’est pas. Les femmes savent que si elles arrivent avec une trace, même petite, on les croit immédiatement » s’indigne la chercheuse Catherine Ménabé, auteure de La Criminalité féminine (L’Harmattan, 2014).
Accueillis avec des sarcasmes
« Vous n’avez qu’à divorcer », « Vous ne savez pas vous défendre ? », « Apprenez à tenir votre femme ». Il y a cinquante ans, les femmes qui osaient demander de l’aide étaient accueillies avec les mêmes sarcasmes ; il a fallu du temps et le combat des féministes pour qu’on les écoute enfin. Ces mêmes féministes qui, si on en croit Olivier, membre du bureau de la très virulente association SOS Papa, noyautent toute tentative des hommes violentés d’être entendus. « De plus en plus de flics et de juges sont des femmes, et on voit bien qu’elles ne veulent pas nous croire. Le discours néoféministe ne réclame pas l’égalité des femmes et des hommes, mais carrément leur supériorité sur nous, jusqu’à valoriser la violence contre les hommes, dans une sorte d’hyperréaction au machisme de nos grands-pères. » Pas que de nos grands-pères, Olivier !
Naturellement, juges et policiers démentent : « Lorsque les plaintes arrivent jusqu’à nous, nous les traitons avec la plus stricte partialité, se défend le juge Jean-Pierre Ménabé, qui a présidé pendant plusieurs années le tribunal de Bobigny. Mais la plupart des victimes, quelles qu’elles soient, ont le sentiment de ne pas être entendues. » « Évidemment que nous les croyons, renchérit Christophe Crépin, policier. C’est tellement difficile, pour un homme, de dire une chose pareille que j’en ai rarement vu mentir… Mais pour tout dire, j’en ai aussi rarement vu venir déposer : la plupart du temps, ils se taisent. » Le juge comme le policier s’accordent sur le fait que ce à quoi ils se fient, ce sont les preuves. Et que les preuves, dans ce domaine, sont difficiles à réunir : les empoignades marquent moins la peau des hommes que celle des femmes et, lors d’une altercation, les femmes se débrouillent souvent pour avoir une trace elles aussi, de manière à prétendre qu’elles n’ont fait que se défendre. « En voulant se protéger d’un coup, un de nos adhérents a dévié le bras de sa femme. Le bras a heurté sa bouche, et elle a eu la lèvre ouverte. Elle lui a dit : “Merci, tu viens de me rendre un grand service”, et s’est précipitée au commissariat pour déposer une main courante », raconte Olivier. Qui égraine la litanie des « malentendus » rapportés par les hommes à SOS Papa : les gendarmes, appelés à l’aide par le mari, qui l’immobilisent lui au lieu de maîtriser sa femme ; qui l’obligent à quitter le domicile conjugal alors qu’il a signalé qu’elle est dangereuse pour les enfants ; qui le gardent à vue alors qu’il vient déposer plainte ; les parents et les amis qui sentent la violence mais pensent que c’est l’homme qui cogne…
« Quand j’ai découvert que mon ami d’enfance vivait un enfer avec sa nouvelle compagne, je suis tombée des nues », raconte Sophie : comment imaginer qu’Arnaud, du haut de son mètre quatre-vingt-quinze, se laisse martyriser par une frêle petite blonde ? Pourtant, elle lui a cassé une dent et, surtout, l’a « complètement démoli psychiquement… ». Arnaud, amoureux et très attaché à l’enfant de la jeune femme, s’est laissé faire longtemps avant de se sortir de ses griffes.
Battus, déclassés, dévirilisés
« Même si c’est désagréable à admettre, dans l’inconscient collectif, un homme battu par une femme perd immédiatement sa position d’homme, confirme le psychiatre et psychanalyste Serge Hefez2. Il est déclassé, dévirilisé, il perd sa place “naturelle” de dominant. Et nous en sommes gênés, au point de le trouver ridicule au lieu d’éprouver de l’empathie pour lui, comme chaque fois qu’un mâle se montre “féminin”, soumis, pénétré plus que pénétrant. » On en serait donc encore là ? Dans les lois, sûrement pas, mais dans leur application, dans les faits et dans les inconscients, c’est certain. Ce que nous disent ces hommes le plus souvent amoureux, sidérés de voir leur amour se retourner contre eux et terriblement inquiets pour leurs enfants, c’est que la violence conjugale, et plus largement familiale, n’est pas (qu’)une question de domination physique, mais aussi, surtout, une forme d’emprise psychique dont il est difficile de s’extraire, tous sexes confondus.
« À tort ou à raison, je me dis qu’un homme a tout de même plus de possibilités qu’une femme de ne pas se retrouver dans cette situation », reconnaît Serge Hefez, un peu piteux. Il n’est pas le seul : je pense à mon ami Pierre, un homme solide et musclé à qui personne ne songerait à chercher des noises, qui m’a avoué, des années plus tard, s’être retrouvé deux fois à l’hôpital après une « altercation conjugale ». Il ne s’est pas défendu, parce qu’« on ne frappe pas une femme ». Il n’est pas non plus allé « pleurnicher dans une association ». Il n’a pas porté plainte. Il s’est seulement « extirpé de la nasse », et engagé dans un divorce douloureux dont il est sorti démoli et presque ruiné. « Il m’a fallu du temps pour comprendre, et pour avoir les couilles de le faire », a-t-il fini par m’avouer. Ça serait donc, encore et toujours, une question de « couilles » ? Malaise.
Témoignages d'hommes battus
Stéphane, 50 ans, chirurgien-dentiste : “J’étais devenu son esclave”
« Ses violences quotidiennes, physiques et psychologiques, m’ont dévasté. J’étais devenu son esclave. Elle m’a manipulé, complètement ; elle manipulait aussi la police et la justice. Ça a été un travail de fou de faire émerger un début de vérité. J’y ai perdu mes cheveux, mes sourcils et ma barbe. Mais je me suis battu pour ne pas perdre mes enfants. Et j’ai fini par être entendu. Au moins suffisamment pour pouvoir repartir dans la vie. »
Daniel, 70 ans, retraité : “Je n’osais pas me manifester”
« Tout se passait à huis clos : j’étais comme une femme battue, qui n’ose pas se manifester de peur de redéclencher sa fureur. Et quand j’osais, personne ne me croyait : les rapports disent que je me “positionne” comme victime… J’ai fini par me faire entendre, mais à quel prix ! La justice l’a condamnée, mais surtout m’a confié notre fils. Nous réapprenons à avoir une vie normale. »
Étienne, 43 ans, fonctionnaire : “C’était comme si je n’existais plus”
« À partir de la naissance de notre fils, ma femme m’a ignoré. Totalement. Comme si je n’existais plus du tout. J’ai mis du temps à admettre que cette situation était d’une extrême violence. Après avoir fait longtemps profil bas, j’ai fini par accepter d’en parler, à ma mère d’abord, puis à SOS Papa. J’ai organisé mon départ, étape par étape, pour ne pas perdre mon fils. Il m’a fallu des mois pour me remettre à penser normalement. »
Medhi, 51 ans, directeur de société : “Personne ne m’a soutenu”
« Dès le départ, j’ai été pris dans un étau : plus je gesticulais, plus le piège se refermait. J’ai été dépassé, violenté, humilié, mais face aux évidences, personne ne m’a soutenu, à part ma sœur. Cette femme m’a entraîné dans un cauchemar. J’ai tout perdu. Heureusement, la justice pénale a rétabli la vérité. Elle a été condamnée, et moi, je me reconstruis, lentement. »