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Comment s’accordent désir, plaisir et liberté de la femme aujourd’hui ? Deux expositions sulfureuses à Paris cet automne mettent, et de manière flamboyante, cette question à l’affiche. L’une traite avec allégresse du Kama-sutra à travers miniatures et sculptures indiennes (1), l’autre prend comme fil conducteur la pensée de Sade saisie par l’œil des peintres (2). L’œuvre du Divin Marquis, telle que la revisite Annie Le Brun, interroge de façon frontale la question des limites, du débordement, les notions de beauté, de laideur et l’image du corps. Le Kama-sutra, traité de vie amoureuse et spirituelle, célèbre l’union de l’homme et de la femme sous le signe du divin. Tout sépare ces deux univers. Le temps, quatorze siècles. L’espace, l’Orient d’un côté, l’Occident de l’autre. Deux civilisations, l’âge d’or de l’Inde au IVe siècle, le siècle des Lumières en Europe. Pourtant, tout en eux nous parle encore. Est-ce parce que les deux ont été occultés ? Le Kama-sutra est encore tabou en Inde, Sade n’est sorti de l’enfer des bibliothèques qu’en 1958, à la suite d’un procès où son éditeur Jean-Jacques Pauverta été condamné. Quelle empreinte en gardons-nous aujourd’hui ? Explications avec la psychanalyste et romancière (3) Sophie Cadalen, observatrice avertie des multiples liens entre les hommes et les femmes.
Quid du désir des femmes aujourd’hui ?
« Les préoccupations des femmes n’ont pas tellement changé. Depuis dix-huit ans que je suis psychanalyste, elles se demandent toujours si elles sont normales et comment font les autres. Ce qui a pris de l’ampleur, en revanche, c’est cette idée que le désir serait le ciment du couple… Comme ce n’est pas toujours le cas, certaines s’inquiètent par exemple de ne pas faire assez souvent l’amour. Si elles s’en satisfont, pourquoi en parlent-elles autant, sinon pour se conformer à des normes édictées par la société ? Reste que le désir – et pas seulement physique – est l’expression d’une énergie vitale sans laquelle nous sommes morts. Qu’il soit sexuel ou sublimé dans la force créatrice ou dans la mystique, il est là en chacun de nous, prêt à resurgir à tout instant. Il a l’art de se faufiler partout et n’est jamais là où l’on croit. Cette femme se sent attirée par un homme qui n’est pas son genre ? Qu’elle passe ou non à l’acte, elle en est ébranlée. En réalité, le désir est de l’ordre de la transgression. Il ne se soucie pas de bienséance ou de conformité aux normes. C’est Sade qui le premier soulève la question des fantasmes et la réalité de l’inconscient, bien avant Freud. »
Les femmes ont-elles gagné en liberté ?
« Oui et non. Il y a une forme de liberté chez certaines femmes qui n’existait pas auparavant. Mais qui est toujours à reconquérir, jamais acquise. Certaines jeunes femmes arrivent en analyse, mariées “avec un homme qui a une bonne situation” et pensant avec résignation qu’il les “trompera forcément”. Elles y trouvent des avantages secondaires, une stabilité, un foyer, des enfants. Le prix à payer peut être exorbitant, car il n’est pas si facile de tenir cette position toute une vie, sauf à brider son désir, tomber malade ou en finir. Mais la liberté fait peur, comme le sait très bien Sade, à qui son athéisme radical – ni Dieu ni maître – a valu 27 ans de prison. C’est la raison pour laquelle la censure sur le désir a toujours été forte. Beaucoup de lecteurs trouvent Sade ennuyeux ? C’est un signe de défense. On ne cesse de recenser les positions acrobatiques du Kama-sutra, autre signe de défense, comme une mise à distance d’une civilisation par une autre, sans considérer qu’il s’agit d’un art de vivre plus global, qui nécessite du savoir et de la délicatesse.
Le plaisir est-il quand même au rendez-vous ?
« Éros et Thanatos sont liés dans notre imaginaire. Mais Thanatos est tout sauf mortifère dans le désir. Il s’agit pour chacun de mourir à quelque chose pour renaître à autre chose. Ce qui est en jeu ici, c’est la capacité ou non pour chaque couple de renaître, dans le champ de la sexualité mais pas seulement, dans tous les domaines de l’existence. Dans le Kama-sutra, qui traite d’amour, de plaisir, de beauté et de raffinement, comme l’explique Alka Pande, commissaire de l’exposition, on y fait l’amour avec la joie de contenter ses désirs sans culpabilité. Reste qu’en Inde, le pays où fut inventé un des traités les plus libres sur l’amour, ce livre est tabou ! »
Y a-t-il un secret des amants ?
« Big Brother est partout. La société dans laquelle nous vivons est de plus en plus exhibitionniste et indiscrète. Chacun parle à tort et à travers de sa vie personnelle, cela fait beaucoup de bruit. On ne s’entend plus. Mais, malgré tout, on ne pourra jamais percer le secret des amants. “Ne pas céder sur son désir”, c’est cela : ne rien en dire. Ne le raconter à personne, pas pour faire des cachotteries, mais parce qu’il ne faut pas en être détourné et parce qu’on ne demande à personne l’autorisation d’en jouir. “Quand le secret est bien gardé, la société n’a pas de prise. Les amants ne sont pas manipulables”, souligne Annie Le Brun. Dans un couple, pas question non plus de tout se dire. Ça tue le désir. Il faut arrêter avec la transparence, qui a fait des ravages. Le Kama-sutra instruit les amants, mais le secret leur appartient, et à eux seuls. »
(1) À la Pinacothèque, jusqu’au 11 janvier 2015.
(2) Au musée d’Orsay, jusqu’au 25 janvier 2015.
(3) Tu meurs, Sophie Cadalen, éd. Tabou.
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