Dans la lignée des révélations sur le producteur Harvey Weinstein et la naissance du mouvement #balancetonporc sur les réseaux sociaux, Marianne donne la parole à des femmes et à des hommes victimes de prédateurs sexuels. Quel que soit leur milieu, quelle que soit leur histoire. Retrouvez notre série de témoignages ici.
"À 27 ans, j’ai été la victime d’une prédatrice. C’était il y a une dizaine d’années, quand mon entreprise de services informatiques m’a envoyé en mission dans une banque. De base, elle devait durer plusieurs années – mais je ne suis resté que trois mois.
Ma supérieure était une cliente très importante de ma société – et surtout, puissante : elle travaillait pour la banque bien avant mon arrivée. Elle avait tous les pouvoirs. Globalement, elle avait un comportement très autoritaire. Quand ses adjoints lui laissaient les rênes, elle devenait vraiment imbuvable, à tel point que les gens évitaient – s’ils le pouvaient – de se rendre à ses réunions. Je pense qu’ils la craignaient un peu, au fond.
Au bout d’un mois, au détour d’une conversation avec elle et des collègues, j’ai mentionné le fait que j’étais célibataire. J’aurais mieux fait de me taire. Les jours suivants, elle a commencé à y faire des allusions, du type : "Tu peux rester plus tard ; ce n’est pas comme si quelqu’un t’attendait" ou "Pourquoi tu ne viens pas boire un verre avec nous ? C’est bon, t’as pas de copine sur le dos". Il n’y avait jamais rien par écrit ni de gestes douteux de sa part, mais je sentais que ses motivations n’étaient pas claires.
Si elle avait eu la force physique suffisante pour me contraindre, je suis sûr qu’elle l’aurait fait
Après une dizaine de jours rythmés par ses remarques, elle m’a pris par surprise. Une après-midi, quand j’ai voulu sortir des toilettes, elle m’a bloqué, une main appuyée contre le mur, à hauteur de mon visage. Elle m’a fait comprendre qu’elle était libre, elle aussi. Si elle avait eu la force physique suffisante pour me contraindre, je suis sûr qu’elle l’aurait fait. Pourtant, les gens étaient indifférents, ils passaient dans le couloir sans intervenir. Et je pense que si elle avait été un homme et moi une femme, ils n’auraient pas non plus réagi.
Quand je lui ai dit que je n’étais pas intéressé, elle m’a demandé quel était mon type de femmes. Alors, histoire qu’elle comprenne que je n’allais pas céder, je lui ai montré une collègue qui passait par là. Elle m’a dit : "Je ne vois pas la différence". Je lui ai répondu que, pourtant, jamais rien ne se passerait entre nous. Ça l’a contrariée.
Suite à ça, elle a réitéré ses avances, est devenue insistante : j’avais l’impression d’être un bout de viande. Par rapport à son gabarit – 1m60 à tout casser – elle était très explicite, et je dois avouer que ça me faisait bizarre. Il faut dire qu’elle avait un comportement masculin primaire : à part son travail, boire des bières et draguer, rien ne l’intéressait.
Apparemment, je ne suis pas le seul à qui elle s’en est pris : un an et demi avant mon arrivée, elle avait également harcelé un de mes collègues. Il s’en est rapidement sorti, dès qu’il est devenu papa, comme si ça l’avait freinée. A part lui, les gens de mon équipe savaient qu’elle avait un comportement assez abrupt, du type : "Je suis le chef, vous obéissez" mais ils ne m’ont jamais montré de soutien particulier quant à la manière déplacée dont elle se comportait avec moi.
Le harcèlement sexuel est devenu moral : c’était très dur pour moi
En repoussant les avances de ma supérieure, je ne m’attendais pas à ce que le harcèlement sexuel se transforme en harcèlement moral. Mais elle a commencé à exercer d’autres pressions sur moi : elle me forçait à faire des heures supplémentaires non rémunérées, critiquait le moindre de mes faits et gestes, trouvait toujours quelque chose à redire à mon travail.
De ce que j’avais pu lire ou entendre, un homme qui harcèle sexuellement une femme poursuit sur sa "lancée" pour obtenir ce qu’il veut. Mais, j’ai l’impression que comme une femme n’a pas les moyens physiques nécessaires pour contraindre un homme, elle cherche une manière détournée pour le faire craquer. Ça reste évidemment moins violent que les agressions physiques, mais c’était très dur pour moi.
Clairement, ça ne se serait pas passé comme ça si j’avais accepté. Mais, si j’avais cédé une fois, rien ne l’aurait empêchée de me solliciter à nouveau : je ne regrette pas de ne pas lui avoir donné ce qu’elle voulait.
On m’a dit de "donner de ma personne" pour le bien-être de l’entreprise
Au bout d’un mois de harcèlement, j’en ai parlé à un commercial de ma société. Sa réaction m’a énormément choqué. Il m’a dit qu’il fallait "donner de ma personne", que c’était une cliente importante : si elle était contente, elle embaucherait plus de prestataires de notre société et que ce serait dans notre intérêt. Je ne m’attendais pas à ce qu’il devienne complice, uniquement dans l’optique de générer du profit.
Ensuite, je suis allé voir un référent de mon entreprise. Je lui ai dit que je me sentais harcelé, sous pression violente et que notre cliente avait eu des propos douteux à mon égard. Il m’a dit qu’il allait en parler. Ce n’est jamais remonté.
On m’a fait sentir que c’était moi, le fautif
Trois mois après mon arrivée dans la banque, au moment où on aurait dû renégocier ma mission, ma supérieure s’est opposée à ce que je sois renouvelé. J’ai alors été convoqué par les ressources humaines de mon entreprise. Ils m’ont dit que je ne m’étais pas impliqué dans cette mission, que j’avais manqué de motivation. Je leur ai répondu que si ne pas être motivé voulait dire ne pas coucher avec notre cliente, alors non, je ne l’avais pas été.
Ils ne m’ont pas cru. Ils m’ont dit que les femmes ne pouvaient pas harceler les hommes : on m’a fait sentir que c’était moi, le fautif. Il faut savoir que, dans une société de services informatiques, les femmes sont considérées comme des trophées : il n’y a que des hommes, des commerciaux pour la plupart. Et, comme ils recrutent souvent les femmes d’après des critères physiques, ils considèrent qu’une jolie fille bien habillée ne peut pas être dangereuse. Pour eux, la question est plutôt de savoir qui va coucher avec elle le premier.
Cet entretien n’était pas uniquement pour faire le point sur ma mission : j’ai été viré. Ça faisait pourtant deux ans que j’étais en CDI dans cette entreprise. Je n’avais jamais eu de problème dans mon travail ; je sais bien que ma prédatrice avait sous-entendu qu’il était préférable que je ne bosse pas pour une de ses filières. Comme il s’agissait de notre cliente numéro un, le choix était vite fait.
Mon père m’a dit que j’aurais dû être "flatté"
Je ne m’attendais pas à me faire harceler par une femme. Je savais que ça existait, mais c’était lointain pour moi, comme si ça n’avait lieu qu’aux Etats-Unis, comme dans le film Harcèlement avec Demi Moore et Michael Douglas. Vu que certains hommes profitent de leur force ou de leur taille pour en imposer, j’ai toujours eu conscience que le harcèlement envers les femmes était un problème bien réel, mais j’avais du mal à imaginer que certaines usaient de leur pouvoir également.
D’ailleurs, je n’étais pas le seul. Quand j’en ai parlé autour de moi, j’ai eu plusieurs réactions. Les moins pires venaient de mes meilleurs amis : ils étaient un peu interloqués, ils ne pensaient pas qu’une prédatrice, ça pouvait exister.
D’autres hommes, moins proches, éclataient de rire. Ils n’en revenaient pas, me demandaient si je ne me faisais pas des films. Il me disaient que c’était impossible, que j’étais un "grand bonhomme" et elle une "petite bonne femme". Je n’avais aucune crédibilité. Mon père m’a choqué, lui aussi. Il m’a dit que j’aurais dû être « flatté » et que, puisqu’il s’agissait d’une femme, j’aurais dû accepter. Alors que pour moi, le principe du consentement mutuel est obligatoire.
Je ne suis pas le premier, ni le dernier homme victime d’une prédatrice
J’ai conscience que nous sommes dans une société patriarcale, qui véhicule l’image de l’homme dominant, et où l’inverse relève du fantasme. J’en suis aussi victime : quand je m’imaginais aller porter plainte pour harcèlement sexuel, je pensais aux policiers en train de se moquer de moi. Pourtant, je sais que je ne suis pas le premier, ni le dernier homme victime d’une prédatrice. Des Harvey Weinstein, il y en a chez les femmes aussi.
Je comprends que celles qui sont victimes aient du mal à se manifester, même si ce qui m’est arrivé est très relatif par rapport à ce qu’elles peuvent subir. Quand elles ne se font pas harceler au travail, elles risquent de se faire siffler à chaque coin de rue, en toute impunité. Maintenant, il est peut-être temps que les langues se délient et que les gens arrêtent d’être complices."
*Le prénom a été modifié.