Pourquoi ce sont les femmes qui décident de rompre trois fois sur quatre ? Pour le sociologue François de Singly qui publie un livre sur le sujet, elles surinvestissent une relation qui finit d'autant plus par les décevoir. Avec la romancière, Véronique Olmi, "experte en mécanique du couple", ils décortiquent ce phénomène de société.

Madame Figaro. – Dans 73%des cas, les femmes prennent l’initiative de la rupture. Sont-elles plus exigeantes ? Ou plus courageuses ?
François de Singly (1). – Historiquement, les hommes ont toujours cloisonné leur vie : leur carrière, leur plaisir, leur bonheur... La reconnaissance de l’autre leur est toujours venue de l’extérieur. Les femmes, elles, n’étaient là que pour le bonheur du conjoint...  Même si ça n’est plus le cas, elles investissent beaucoup plus d’espoir dans le « conjugo ». Et sont plus facilement déçues. La différence, c’est qu’aujourd’hui elles n’hésitent plus à rompre, même avec de jeunes enfants à la maison.

 

 


Véronique Olmi. – Elles ne se satisfont pas de la désinvolture masculine. Dans ma pièce Une séparation, l’héroïne, Marie, reproche à Paul sa négligence : « Tu m’as gardée auprès de toi par esprit d’étourderie. » Elle lui reproche d’avoir banalisé cet amour, donc de l’avoir tué. Dans mes romans, les hommes s’accommodent d’une forme de tendresse. Pas les femmes !

Dans vos romans, précisément, les femmes sont infidèles, prennent la décision de quitter l’autre, partent sur un coup de tête... Elles ont un comportement assez masculin...
Véronique Olmi. – C’est vrai. Pour moi, les femmes tranchent, sont courageuses et décidées. Mais j’ai du mal à parler au pluriel... Je ne suis pas sociologue, je décortique la subtile mécanique d’un couple pour essayer de la comprendre mieux. Une chose est sûre : quand la passion faiblit, les femmes partent.
François de Singly. – Vos héroïnes sont très proches de celles que j’ai rencontrées dans la vraie vie. Aujourd’hui, on ne se sépare pas pour les mêmes raisons. Hier, le clash survenait pour cause d’adultère. Aujourd’hui domine la crainte de la stagnation, de la routine, qui nous rend transparents l’un à l’autre... Si les femmes décident de rompre, c’est parce qu’elles se sentent piégées par une réduction identitaire : elles sont toujours mères, épouses, mais ne reconnaissent plus vraiment dans les yeux de l’autre leur singularité et leur liberté de femme.

(1) Auteur de Séparée : vivre l’ expérience de la rupture, éd. Armand Colin.

La crainte de la routine

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"Les femmes décident de la séparation le jour où elles ont l’impression d’être freinées dans leur progression ou d’être traitées comme une « extension de la gazinière » !"

 D’après vous, les conjoints joueraient le rôle de coach l’un pour l’autre ?
François de Singly. – Chaque conjoint attend de l’autre qu’il le pousse à aller vers son propre chemin. C’est ce que j’appelle la « sauvegarde du soi » dans le couple. Cela a incontestablement fragilisé le mariage et réduit sa durée de vie. Je ne suis pas d’accord avec Pascal Bruckner (2) quand il déclare que c’est le manque de passion qui mène au divorce... C’est le manque d’oreille attentive qui fait fuir les femmes...

C’est donc d’abord une revendication qu’on pourrait qualifier de féministe ?
François de Singly. – Féministe et individualiste à la fois. La montée des divorces, depuis trente ans, découle du double mouvement de libération des femmes et de l’individu – donc du « je » dans le couple. Les femmes décident de la séparation le jour où elles ont l’impression d’être freinées dans leur progression ou d’être traitées comme une « extension de la gazinière » ! Elles cherchent dans la séparation à poursuivre leur développement personnel.

 

 

 

 

D’après vous, les conjoints joueraient le rôle de coach l’un pour l’autre ?
François de Singly. – Chaque conjoint attend de l’autre qu’il le pousse à aller vers son propre chemin. C’est ce que j’appelle la « sauvegarde du soi » dans le couple. Cela a incontestablement fragilisé le mariage et réduit sa durée de vie. Je ne suis pas d’accord avec Pascal Bruckner (2) quand il déclare que c’est le manque de passion qui mène au divorce... C’est le manque d’oreille attentive qui fait fuir les femmes...

 

 

La sauvegarde du soi

 N’est-ce pas précisément parce que nous avons beaucoup lutté pour obtenir ce que vous nommez, François de Singly, la « sauvegarde du soi » – cette fameuse liberté ?
Véronique Olmi. – Je suis tout à fait d’accord. Nous ne pouvons pas accepter aujourd’hui les situations qui ont fait souffrir nos aînées. Il existe une chaîne de solidarité inconsciente entre femmes, au-delà du temps et de l’espace ! Nous portons toutes les femmes en nous, nous partageons les combats de nos grand-mères, tout autant que ceux des femmes tchétchènes. D’où notre pugnacité aujourd’hui. Rester piégée dans une union insatisfaisante reviendrait à faire trois pas en arrière. Beaucoup préfèrent la solitude...

La notion de durée du couple serait donc devenue secondaire ?
François de Singly. – Le mariage est devenu « liquide », selon la formule du sociologue Zygmunt Bauman (3). On ne se marie plus en pensant « c’est pour la vie », mais en sachant que la séparation est possible. Contrairement à ce que l’on pense, la crise n’a pas changé grand-chose. Si une femme ne trouve plus son compte dans son couple, elle décide de rompre, coûte que coûte, au risque d’une certaine précarité.

 

 

La romancière Véronique Olmi.

La romancière Véronique Olmi.

 

(2) Le mariage d’amour a-t-il échoué ?, éd. Grasset, 2010.
(3) L’Amour liquide, coédition Le Rouergue-Chambon, 2004.

 

Le fantasme de la "veuve joyeuse"

Véronique Olmi. – La séparation est inhérente à toute relation, ne pensez-vous pas ? Aussi incontournable que la mort... Mais ça ne rend pas les choses tristes, bien au contraire. On peut aimer par tranches de vie, reprendre une vie en solo, puis se réinstaller en couple... La pérennité ne garantit pas la qualité d’une relation. Ça peut être bref et intense. À lire votre livre, François, on a l’impression qu’un certain nombre de femmes vivent encore comme si elles étaient la moitié de leur homme... Ces femmes qui disent, par exemple : « Le jour où il me quitte... je meurs ! » Quel enfer !

François de Singly. – Ces femmes sont dans le modèle traditionnel du « je = nous ». Elles sont aujourd’hui minoritaires. La plupart des femmes sont dans une logique de l’expérience et de la quête de soi à travers l’autre. On forme un couple, on se sépare, et on grandit au fil de ces expériences sans que cela soit considéré comme un échec.

Sauf si l’on s’effondre !
Véronique Olmi. – Mais on ne s’effondre pas si l’on est un individu singulier, bien différent de l’autre. Pour moi, le point de départ est la liberté intérieure. Sans cela, les femmes ne sont que des petites filles qui s’agrippent à l’autre pour survivre. Il faut cesser de raconter des contes de fées aux petites filles. De Peau d’âne à Blanche-Neige, ils font l’éloge de la parfaite petite ménagère qui s’accomplit en secret... avant de trouver son prince avec lequel elle s’acoquinera à vie.

 

 

Le sociologue François de Singly.

Le sociologue François de Singly.

Mais se séparer... ça n’est pas un conte de fées non plus ! La « déconjugalisation », écrivez-vous, François de Singly, est lente et douloureuse...
François de Singly. – En effet... Il y a là un paradoxe : ce n’est pas parce qu’elle est banale qu’elle est facile. On ne se sépare pas en claquant des doigts, même aujourd’hui, et même chez les jeunes générations. La théorie de la porte claquée n’existe pas. On procède par aller et retour, avec de nombreuses tentations de revenir ensemble. Et souvent, on a besoin de l’aide des amis, de la famille ou d’un amant de passage pour y parvenir.

Véronique Olmi. – Oui, c’est douloureux, merci de le rappeler ! Aujourd’hui, il y a un déni total du chagrin et du deuil. On est dans le fantasme de la « veuve joyeuse », on devrait être gaie à tout prix, et surtout ne pas pleurer trop longtemps. Dans mes romans, mes personnages se déchirent, sont à terre, leur mascara coule... Il y a de la passion, du chagrin et aussi de la jouissance dans le fait de se séparer.

 

L'ex n’est plus notre pire ennemi

François de Singly. – J’adore vos personnages, qui partent, reviennent, tentent de s’éloigner, sont englués dans leurs souvenirs...

Véronique Olmi. – Même éloigné, l’autre continue à vivre en nous. Ce n’est pas parce qu’on ne vit plus ensemble au quotidien qu’on l’a oublié. Je déteste l’idée de rompre totalement, d’entacher la mémoire de l’autre, de dire du mal du conjoint aux enfants. Je n’aime pas la tendance aux « fêtes de divorce » où l’on brûle des lettres de façon hystérique. On peut aimer un certain temps, sans se haïr ensuite. Comme le dit Marie, mon héroïne : « Ex ne se conjugue qu’au possessif. » Si on dit « mon ex », c’est qu’il n’est pas sorti de notre vie. On devrait au contraire célébrer ensemble les bons moments du passé...

François de Singly. – Cette complicité entre « ex » est très nouvelle au regard de l’Histoire. L’ex n’est plus notre pire ennemi ! Il y a d’ailleurs une vraie tendance, depuis quelques années, à rechercher son premier amour, via Facebook ou les sites de retrouvailles...

 

 

 

Véronique Olmi et François de Singly.

Véronique Olmi et François de Singly.

C’est précisément ce que fait votre héroïne, Véronique Olmi, dans votre roman Le Premier Amour !
Véronique Olmi. – Oui, un beau jour, elle monte dans sa voiture pour retrouver Dario, l’amour de ses 16 ans. Vous ne pouvez pas savoir le nombre de lectrices, dans des Salons du livre ou dans des lettres, qui m’ont avoué avoir fait la même chose...

François de Singly. – Cela prouve à quel point le passé nous est proche. Aux yeux du sociologue que je suis, ce retour vers le premier amour est moins une tentation de renouer avec l’autre que de se retrouver soi-même. C’est encore ce fameux « soi » que l’on cherche au bout du chemin, fût-ce dans le passé. Cela prouve que, finalement, du mariage bourgeois du XIXe siècle à l’union « entre coachs » du XXIe, le mariage est toujours assez intéressé...