STOP hommes battus 06 81 92 14 58

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Le militantisme feministe en Chine

 

https://www.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2010-1-page-103.htm

 

 

 

 

Nous sommes en août 1995, lors de la quatrième conférence des Nations Unies sur les femmes, au Forum des ONG (Organisations non gouvernementales), dans le district du Huairou à Beijing Dans l’une des centaines de tentes qui abritent les discussions organisées par trente mille militantes féministes venues du monde entier, des juges chinoises du groupe « Femmes et législation » présentent leurs communications consacrées aux progrès accomplis par les femmes en matière d’égalité juridique dans la République populaire de Chine. Lorsqu’on leur demande s’il existe en Chine une loi interdisant la violence conjugale, elles répondent que la violence conjugale n’existe pas dans leur pays. Elles ne savent pas que, juste avant la tenue de leur forum, des féministes étrangères ont distribué des photocopies d’un article chinois qui décrit justement un cas de ce type. C’est un moment embarrassant pour les juges chinoises qui sont contraintes de reprendre le discours officiel sur ce sujet tabou.

Six ans plus tard, en 2001, la version amendée de la loi sur le mariage inclut un nouveau terme, « jiating baoli » (violence conjugale) et cette violence devient l’une des justifications possibles pour demander le divorce. Dans la nouvelle loi sur le mariage de 2004, le troisième alinéa des Principes généraux va plus loin et stipule que « la violence conjugale est interdite ». En parallèle, fin 2004, vingt-deux gouvernements municipaux et provinciaux se sont déjà dotés de statuts la prohibant. Dans l’ensemble du pays, les fédérations féminines locales, en collaboration avec la police, mettent en place plus de quatre cents refuges pour femmes et plus de douze mille guichets où l’on peut déposer une plainte pour violence conjugale [1].

Le fait d’avoir exposé cette dernière au grand jour, dans les médias et dans la législation, et d’avoir établi des mécanismes institutionnels permettant de s’attaquer à un problème jusqu’alors considéré comme relevant de la sphère privée, constitue un exemple de l’engagement réussi des féministes chinoises face à l’État au cours de la décennie qui a suivi la quatrième Conférence des Nations unies sur les femmes.

Cette contribution appréhende le militantisme féministe à partir de la question de la violence conjugale et tente d’explorer la relation entre militantisme spontané et féminisme d’État dans le contexte du développement rapide d’un mouvement social qui revendique l’égalité des sexes. L’on s’attachera à analyser les forces mais aussi les limites du mouvement féministe actuel afin d’éclairer cette transformation politique significative, qui mêle l’héritage de l’époque maoïste et les pratiques féministes contemporaines.

Une première partie sera consacrée à une analyse rapide du mouvement de libération des femmes sous le règne de Mao. Elle permettra de restituer un contexte historique qui aide à mieux comprendre les changements que les féministes chinoises de « l’après-Mao » ont introduits. En préambule, précisons que lors de la fondation de la République populaire de Chine (en 1949), un mouvement de femmes dirigé par le Parti est institutionnalisé avec la formation de la Fédération des femmes. Cela constitue un acquis important des militantes communistes de la première heure qui prévoient une nouvelle étape dans la libération des femmes dans la Chine socialiste. Le double objectif affiché de la Fédération est d’aider le Parti à mobiliser les femmes autour du programme socialiste national et de protéger leurs droits et leurs intérêts. Toutefois, dans la pratique, le programme national néglige souvent ces intérêts et même les responsables de la Fédération, à différents niveaux administratifs, se retrouvent désarmées lorsqu’elles cherchent à protéger les femmes. Dès lors que le concept maoïste de classe est devenu une catégorie hégémonique, les revendications des femmes sont taxées de bourgeoises et l’organisation qui milite pour leurs droits se trouve prise au piège du point de vue conceptuel. En conséquence, la Fédération se borne à les encourager à pénétrer les chasses gardées masculines afin d’obtenir une participation égale dans la production sociale. Cette définition étroite de la libération des femmes, ainsi que l’absence de langage et de canaux légitimes permettant de formuler des revendications d’égalité des sexes, sont à l’origine de la naissance, dans les années 1980, du militantisme féministe spontané, au moment où l’économie de marché émergente creuse les inégalités de genre. La réponse féministe initiale aux problèmes des femmes, à l’époque post-maoïste, s’est traduite dans les années 1980 par un regain de recherche sur les femmes dans tout le pays [Wang Zheng, 1996 ; 1998].

Contre toute attente, au cours des deux décennies qui suivent les événements de Tiananmen, le militantisme féministe spontanément organisé évolue : il ne se contente plus de se concentrer sur les problèmes des femmes dans l’économie de marché mais diversifie ses efforts pour tenter d’intégrer la question de l’égalité des sexes dans toutes les politiques. Jusqu’à aujourd’hui encore, le militantisme féministe chinois est partie intégrante de la politique qui revendique la « reconnaissance » par l’État des droits légitimes des femmes dans toutes les sphères de la vie. De fait, les féministes, dans leurs combats sur le terrain, n’ont pas ménagé leurs efforts pour s’attaquer aux représentations sexistes dans les médias, pour aider les femmes rurales à obtenir des droits fonciers ou d’autres ressources matérielles nécessaires à leur développement, ou encore pour soutenir les femmes licenciées dans les zones urbaines afin qu’elles perçoivent des allocations de l’État.
Toutefois, nous focaliserons ici l’analyse sur les résistances manifestées par rapport aux revendications d’égalité des sexes, un des champs d’action du militantisme féministe qui a obtenu par ailleurs les résultats les plus significatifs en matière de politiques publiques et de changements institutionnels. Le militantisme dans ce domaine s’est accompagné d’un développement conceptuel et organisationnel notable au lendemain de la quatrième Conférence des Nations Unies sur les femmes.
En ma qualité d’observatrice participante du militantisme féministe chinois au cours des deux dernières décennies, j’utiliserai des données provenant de diverses publications, de sites Internet féministes, de textes rédigés pour des conférences, d’entretiens. Je m’appuierai aussi sur les interactions que j’ai personnellement engagées et sur des observations directes, afin de me livrer à un examen approfondi des processus à l’œuvre. Après avoir dressé les grandes lignes de l’histoire du militantisme féministe chinois depuis le milieu des années 1980, la réflexion se centrera sur l’association « Stop à la violence conjugale ». Les divers matériaux mobilisés permettront de mettre en évidence les développements conceptuel et organisationnel qui ont accompagné ce mouvement. J’en viendrai à proposer une analyse critique des contradictions et des limites du militantisme féministe chinois.

Une brève histoire du militantisme chinois contemporain

La quatrième Conférence des Nations Unies sur les femmes s’est révélée être une occasion politique importante pour les féministes chinoises qui sont ainsi devenues le fer de lance des organisations non gouvernementales (ong) dans la Chine de l’après-Tiananmen.

L’avant et l’après Tiananmen

Vers le milieu des années 1980, alors que les intellectuels chinois se mettent à ressusciter les sciences sociales dans le cadre du discours sur la modernité scientifique, des femmes éduquées, vivant en milieu urbain, commencent à s’engager dans des activités d’ampleur limitée. Elles organisent des salons ou des conférences pour discuter de questions féminines, ou bien elles mènent des recherches sur les femmes afin d’essayer de répondre aux problèmes que celles-ci rencontrent dans une période de transformation économique et sociale radicale. Le fait d’étudier les femmes à l’aide de méthodes scientifiques est considéré comme une façon de prendre ses distances par rapport aux contraintes de l’analyse de classe maoïste. En 1986, lorsque la campagne contre la libéralisation économique fait échouer les efforts intellectuels de réforme politique, nombre d’intellectuelles décident de se tourner vers la recherche sur les femmes, qui constitue un moyen viable de continuer à s’intéresser au changement social. Liu Bohong, la directrice adjointe actuelle de l’Institut pour la recherche sur les femmes au sein de la Fédération chinoise des femmes, se rappelle comment elle a commencé à faire de la recherche sur les femmes en 1986 :

 

« Dans le contexte politique de l’époque, je n’avais pas le droit de parler d’humanitarisme, de nature humaine ou de droits humains, mais il était acceptable de parler des femmes et de leurs droits et intérêts, peut-être parce qu’à l’époque la société ne considérait pas les questions de femmes comme étant d’une grande importance. Elles ne risquaient pas de provoquer une pensée politique dangereuse. C’est ainsi que j’ai pu créer un espace de recherche pour moi. Vous voyez, c’est donc tout à fait par hasard que je suis entrée dans ce domaine d’étude [2] ».

 

Au lendemain des événements de Tiananmen, les chercheur-e-s féministes se sont heurtés à un environnement politique plus hostile où les activités organisées, de petite ou de grande envergure, n’étaient plus autorisées. Gao Xiaoxian, la fondatrice de l’Association du Shaanxi de recherche sur les femmes et la famille, l’une des plus grosses ong féministes à l’heure actuelle, est rétrogradée après Tiananmen pour « problèmes politiques » parce qu’elle a organisé un salon de femmes au début de l’année 1989 [3]. De fait, une grande partie des salons et des groupes de discussion organisés par des intellectuelles disparaissent après les événements de Tiananmen, même si certains d’entre eux se reconstitueront lorsque le gouvernement chinois annoncera sa décision d’accueillir la quatrième Conférence des Nations Unies sur les femmes.

Bien que le militantisme spontanément organisé en Chine connaisse son apogée au début de l’année 1989, le terme d’ong n’apparaît dans le discours public qu’au moment de la préparation de cette conférence. Les féministes chinoises, surfant sur l’occasion politique en or qu’elle leur fournit, sont les premières à faire des efforts considérables pour populariser et légitimer ce concept. De nombreux articles sont publiés dans le journal de la Fédération, le Quotidien des femmes chinoises, et dans sa revue Collections d’études féminines. Ces publications présentent les activités de diverses ong de femmes à l’étranger et expliquent que les organisations non gouvernementales ne sont pas des organisations anti-Gouvernement. Étant donné que le Forum d’ong sur les femmes fait partie du « paquet » imposé au pays hôte de la Conférence, le Gouvernement chinois n’a pas d’autre choix que d’autoriser la formation d’ong de femmes et de qualifier ainsi la Fédération chinoise des femmes. Toutefois, la paranoïa du Parti face à l’activisme spontanément organisé éclate au grand jour lorsqu’il décide de déplacer le Forum d’ong sur les femmes de Beijing à Huairou, où des centres de conférence encore en construction et même des tentes serviront à accueillir les trente mille participantes au Forum. C’est un moment de grande tension pour le Gouvernement, mais, en même temps, une expérience riche d’enseignements. Personne, parmi les trente mille féministes étrangères ou les cinq mille participantes chinoises, n’organise une action de protestation contre le Gouvernement chinois, malgré les rumeurs provocatrices distillées par ce dernier pour justifier un dispositif de sécurité contraignant.
Autre événement tout aussi significatif : les organismes de financement internationaux renforcent leur soutien au militantisme organisé des femmes chinoises. La Fondation Ford, avec une chargée de programme féministe, Mary Ann Burris, responsable du financement, joue notamment un rôle crucial dans le développement des ong en finançant généreusement les projets des militantes ainsi que leur participation aux multiples réunions internationales qui précèdent le Forum. Ce soutien aide de nombreuses militantes extérieures au système de la Fédération des femmes à ressusciter des activités mises en veilleuse à la suite de Tiananmen. En 1993, Gao Xiaoxian organise le premier atelier sur le thème des femmes et du droit, grâce à un financement de la Fondation Ford qui a aidé l’Association du Shaanxi de recherche sur les femmes et la famille à décoller après le creux de la vague de la période consécutive à Tiananmen. Aujourd’hui, cette association à la structure élaborée met en œuvre de multiples projets de recherche ou d’action sur le terrain, essentiellement consacrés aux femmes rurales de l’Ouest de la Chine, avec un budget annuel de plus de dix millions de yuans et vingt-trois employé-e-s à plein temps dans ses propres bureaux [4].

La quatrième Conférence des Nations Unies sur les femmes : une étape clé pour le féminisme chinois

La quatrième Conférence des Nations Unies fournit des concepts et des catégories d’analyse aux militantes chinoises qui s’empressent d’utiliser ces nouveaux outils théoriques pour aller au-delà de la vulgate inspirée de Engels sur la libération de la femme en usage dans le Parti. C’est en 1993 que le concept de genre est introduit pour la première fois par des militantes, grâce aux efforts collectifs de la Société chinoise d’études féminines aux États-Unis et avec le soutien de la Fondation Ford [Wang Zheng, 1998]. La Société chinoise d’études féminines, financée par la Fondation Ford, a collaboré avec des universitaires chinoises dans l’organisation de nombreux ateliers féministes en Chine depuis 1993. Les membres de la Société ont également travaillé à la publication collective de quatre volumes de travaux féministes très largement diffusés parmi les féministes en Chine [Bao Xiaolan, 1995 ; Hom sSharon et Xin Chunying, 1995 ; Wang Zheng et Du Fangqin, 1998 ; Ma Yuanxi et al., 2000]. En 1993, à Beijing, de jeunes professionnelles chinoises et des féministes occidentales créent ensemble le Groupe de traduction féministe « L’Orient rencontre l’Occident », avec l’idée de traduire les travaux féministes en chinois et de populariser de façon efficace divers concepts féministes internationaux par le biais des mass-médias chinois [Ge Youli et Jolly, 2001].

Hormis ces activités de traduction, les nombreuses réunions préparatoires au Forum des ong sur les femmes permettent aux militantes chinoises d’observer pour la première fois la façon dont les ong fonctionnent à l’étranger [5]. Il ne fait aucun doute que le Forum des ong sur les femmes à Huairou provoque des rencontres fertiles. La violence conjugale, les droits des gays et des lesbiennes ou encore les droits des prostituées, questions jusqu’alors taboues en Chine, figurent parmi les sujets abordés.

Outre le concept d’ong, parmi les autres concepts traduits et diffusés pendant cette période, figurent le genre (en tant qu’élément culturellement et socialement construit et comme système hiérarchique qui reproduit des relations de pouvoir), l’émancipation des femmes et le développement durable centré sur les femmes. À l’aide du slogan bien connu de la population « Joignons-nous au monde », les féministes chinoises réussissent à diffuser ces concepts et militent ouvertement pour pouvoir se joindre aux mouvements de femmes internationaux. Elles appellent à l’adoption d’un programme de développement qui donne la priorité à la justice sociale et à l’égalité entre hommes et femmes dans une période de polarisation de genre et de classe croissante entraînée par l’économie de marché capitaliste. Alors que la catégorie marxiste de « classe » est abandonnée en tant qu’outil analytique du fait de son lien avec le maoïsme ou en raison de sa critique du capitalisme, la catégorie de « genre » est introduite et rendue opérationnelle dans le discours commun en tant que miroir critique de la hiérarchie sociale et de l’injustice. Certains de ces concepts sont rapidement récupérés par d’autres groupes sociaux, comme par exemple les ouvriers et les paysans qui utilisent le terme de « groupes désavantagés » pour défendre leurs propres droits et intérêts.

Alors que des milliers de femmes chinoises absorbent avec avidité les diverses idées et thématiques développées par les communautés féministes internationales à Huairou, la délégation officielle chinoise à la Conférence se débat avec les concepts exposés dans la Plateforme d’action et la Déclaration de Beijing, deux documents préparés par les Nations Unies. À cet égard, il faut mettre au crédit de la Fédération chinoise des femmes d’avoir fait un travail remarquable de diffusion de ces documents par le biais de ses canaux officiels. C’est essentiellement à travers les médias de cette institution que le concept de genre, ainsi que toute une série de thématiques féministes mondiales, ont été largement diffusés en Chine.
Grâce à l’habileté des féministes chinoises aussi bien à l’intérieur qu’en dehors du système officiel, la quatrième Conférence des Nations Unies sur les femmes se transforme en une sorte de Jeux olympiques où l’honneur national est en jeu. Depuis la fin du xixe siècle, on utilise les femmes pour représenter la nation, la civilisation et la modernité ; le postulat colonialiste européen selon lequel on peut évaluer une civilisation à l’aune du statut accordé aux femmes, que l’on a pris à tort pour un concept socialiste, constitue depuis longtemps déjà l’« élément d’adhésion » principal qui fait le lien entre égalité des sexes et modernité en Chine [6]. La quatrième Conférence des Nations Unies fournit un environnement propice à l’activation de cet élément qui permet de consolider la relation entre égalité des sexes et modernité, une relation qui s’est beaucoup distendue dans le cadre de l’économie de marché. Au cours de l’une des réunions, la présidente de la Fédération chinoise des femmes, Huang Qizao, explique aux directeurs de divers ministères qu’au sein de la communauté internationale, aujourd’hui, on mesure le degré de civilisation d’une nation en calculant le pourcentage de femmes dans les emplois publics, alors qu’en Chine on continue à ne s’intéresser qu’au pnb (Produit national brut) [7]. Il est possible que la carte nationaliste jouée par la présidente n’ait pas eu beaucoup d’effet sur la fixation du gouvernement central sur le pnb. Néanmoins, à la suite de la Conférence, le bureau national du recensement décide d’introduire la catégorie du genre dans la collecte de données. De son côté, la Fédération des femmes utilise couramment les statistiques des Nations Unies pour mesurer l’avancement des Chinoises et, par extension, évaluer le degré de modernisation du pays. La consolidation du lien entre statut des femmes et modernité constitue une stratégie clé des féministes que ces dernières ont déployée très largement et avec succès dans leurs tractations avec l’État.

Une montée de l’activisme depuis 1995

Au cours de la décennie suivante, les féministes vont considérablement renforcer leur activisme. À la fin de la décennie, trois réseaux nationaux ont déjà vu le jour : « Genre et développement », « Stop à la violence conjugale » et « Femmes et études de genre ». Même si les militantes ont travaillé sur des thématiques beaucoup plus diverses que ce que les orientations de ces réseaux suggèrent, ils constituent actuellement les principaux canaux d’activisme et reçoivent des financements internationaux importants. Bien qu’ils en soient à divers stades de développement, ces réseaux féministes partagent plusieurs caractéristiques.

Premièrement, ils sont indépendants de l’État financièrement et dans la façon dont ils identifient les thématiques liées aux intérêts des femmes. Ils sont dirigés de manière indépendante par des femmes qui occupent ou non une fonction officielle. Cela étant, leur dépendance vis-à-vis des donateurs internationaux soulève la question de leur durabilité. Ensuite, ils créent des mécanismes qui permettent de transformer les institutions officielles en utilisant les idées et les pratiques féministes, mais sans fanfare. Au nombre des activités innovantes très diverses mises en œuvre à travers le pays, on pourra citer les sessions de formation sur le genre organisées pour les officiels, les ateliers de formation au leadership pour les femmes rurales, les groupes de travail locaux sur la violence conjugale, les foyers d’accueil, les ateliers de formation de professeurs d’université ou encore les programmes d’études féminines. Ces activités, qui se différencient de la définition conventionnelle des mouvements sociaux, ne prennent jamais la forme de protestations ou de manifestations de rue. Elles engagent le système et les institutions étatiques par le biais d’activités tenues dans des espaces clos et, partant, échappent à l’attention de la sécurité publique en Chine et de la surveillance chinoise à l’étranger. Les principaux travaux sur les transformations politiques actuelles en Chine font en général l’impasse sur le militantisme féministe organisé, y compris l’ouvrage de Merle Goldman [2005], alors qu’il constitue, en Chine, un défi réel et sérieux pour qui veut théoriser le système politique chinois. Enfin, les organisateurs de ces réseaux sont conscients du rôle qu’ils jouent dans la transformation politique de la Chine. Faisant leurs les concepts utilisés par Maxime Molyneux [2000], « intérêts pratiques de genre » et « intérêts stratégiques de genre », les leaders féministes parviennent à élever le niveau des exigences qui touchent aux intérêts des femmes et à générer des changements porteurs d’une vision féministe. Nous analyserons plus loin les défis spécifiques auxquels elles se trouvent confrontées.

« Stop à la violence conjugale » : une association emblématique de l’évolution du féminisme chinois

Nous avons choisi de nous concentrer, dans une deuxième partie, sur l’un des réseaux féministes chinois, « Stop à la violence conjugale » pour mener un examen approfondi de la façon dont le militantisme organisé s’y est développé.

La formalisation de la question de la violence conjugale en Chine

La violence conjugale, « jiating baoli », est un terme chinois récent qui est passé dans le langage courant après 1995. Même si la définition de la violence conjugale va au-delà du fait de battre sa femme, le problème des femmes battues en constitue l’aspect principal et cette pratique demeure très répandue dans les cultures patriarcales. Dans la plupart des régions chinoises, « da laopo » — le fait de battre sa femme – demeure une composante « normale » de la vie conjugale. Dans la seconde moitié des années 1940, pendant la Révolution communiste, les femmes du Parti tentent de mobiliser les paysannes en abordant la question des pratiques locales d’« abus contre les femmes » (« nuedai funü ») [Belden, 1970]. Au lendemain de la création de la Fédération chinoise des femmes (en 1950), la lutte contre le nuedai funü est inscrite au programme des fédérations locales. Les membres de ces fédérations connaissent mieux que quiconque la prévalence de la violence conjugale car c’est souvent à elles que sont rapportés les cas particulièrement graves. L’une des premières à s’être mobilisée pour faire adopter une législation contre la violence conjugale est Chen Zhunlian, qui était membre de la Fédération des femmes de Changsha. Dès 1994, elle commence à militer pour l’adoption d’une législation locale en la matière [8]. À la même époque, dans d’autres provinces, les membres des fédérations de femmes commencent à leur tour à explorer la possibilité d’une réglementation locale. En résumé, le tabou que constitue, au moment de la quatrième Conférence des Nations Unies, toute discussion publique sur la violence conjugale en Chine est l’expression d’un État dirigé par un Parti communiste patriarcal qui se préoccupe avant tout de son image publique face à une audience internationale, et non le reflet des pratiques effectives au sein de la Fédération.

Au lendemain de la Conférence, cette dernière utilise le fait que l’on doive mettre en œuvre la Plateforme d’action et la Déclaration de Beijing pour rendre publics les objectifs d’égalité des sexes. Étant donné le désir de la classe dirigeante chinoise de faire partie des processus mondiaux, l’adhésion aux mouvements féministes internationaux constitue désormais une démarche légitime, même si la Fédération continue à éviter d’employer le terme « féministe ». Depuis la Conférence, le slogan « Se joindre au mouvement international des femmes » est devenu un mot d’ordre populaire dans les publications de la Fédération des femmes [Wang Zheng, 2003]. La Fédération chinoise des femmes a désigné 2004 comme l’année de diffusion de « la priorité de politique nationale d’égalité entre les hommes et les femmes ». Tout le système de la Fédération s’est mobilisé pour éduquer à la fois les officiels et le grand public à cette « politique nationale » qui, jusqu’alors, n’était apparue dans aucun texte législatif. La dirigeante de la Fédération des femmes, Gu Xiulian, a fait une tournée de conférences dans l’école centrale et les écoles provinciales du Parti pour parler de l’importance de la mise en œuvre de cette « politique nationale », une activité phare de cette année à thème.
Le réseau « Stop à la violence conjugale », l’une des ong féministes les plus importantes dans la Chine d’aujourd’hui, voit le jour en 1998 alors que trois féministes de Beijing participent à un symposium en Inde. La découverte de l’activisme des militants de terrain dans ce pays donne envie à ces professionnelles d’aller explorer la situation en matière de violence conjugale en Chine.

Une association qui réussit à instaurer un mode d’action politique original

Les processus à l’œuvre dans le cadre de l’association « Stop à la violence conjugale » illustrent certains processus communs aux différentes organisations féministes. Ge Youli, la plus jeune des trois féministes de Beijing ayant participé au symposium en Inde, cofondatrice du Groupe de traduction « L’Orient rencontre l’Occident » et ancienne assistante de Mary Ann Burris, chargée de programme à la Fondation Ford, explique ainsi que les organisatrices visaient tout d’abord à mettre en place un programme d’intervention sur la violence conjugale. Elles souhaitaient aussi transformer la culture politique chinoise en introduisant des procédures démocratiques participatives couramment utilisées par les ong féministes étrangères, mais tout à fait nouvelles pour la Chine. Comme elle le souligne en entretien :

 

« Je pense que dans notre mouvement et notre type d’organisation, nous devrions rechercher de façon consciente un mode qui soit différent du style managérial ou du style d’organisation traditionnel. Quel genre de mode ? Un mode participatif, égalitaire et de partage qui n’exclut pas, ne hiérarchise ni ne contrôle. Il me semble donc que le projet de violence conjugale revêt deux aspects significatifs : tout d’abord, ce projet a été le premier à s’attaquer franchement au phénomène de la violence conjugale et à explorer les théories et modes d’action qui s’y rapportent en Chine. Deuxième point significatif : tout en établissant, en mettant en œuvre et en organisant notre projet, nous avons essayé de créer un modèle nouveau qui soit différent du modèle traditionnel masculin. Je crois que nous sommes impliquées de façon active dans l’établissement d’une nouvelle culture et que, finalement, le féminisme se doit de créer une nouvelle culture. Il doit rompre avec la culture ancienne, traditionnelle et créer une culture nouvelle ».

 

L’objectif explicite visant à transformer une culture masculine en encourageant la participation des femmes aux processus politiques par le biais de pratiques féministes est un objectif partagé par de nombreuses féministes chinoises. En réalité, beaucoup d’entre elles parmi les plus actives ont été impliquées dans la création d’une démocratie « genrée », d’un positionnement et d’une pratique politiques qui signifient l’émergence d’un acteur nouveau sur la scène politique à l’ère des réformes. En ce sens, la brève histoire du projet « Stop à la violence conjugale » témoigne d’une période cruciale pendant laquelle les féministes chinoises ont façonné avec succès des espaces sociaux pour une action porteuse d’une transformation féministe du système politique et des institutions sociales.
Par ailleurs, la réflexion menée par ces divers groupes les a conduits à entrer en relation avec le pouvoir, mais sans cette méfiance ou cette peur de l’État auxquelles on s’attend généralement. Au contraire, on note une aisance et une confiance remarquables chez ces militantes. Deux facteurs peuvent expliquer ce phénomène unique : tout d’abord, même si l’économie de marché a fait disparaître beaucoup de principes, de valeurs et de pratiques socialistes, l’égalité des sexes continue à être synonyme de modernité dans le discours officiel, ce qui s’est révélé extrêmement utile aux féministes dans leurs diverses tactiques visant à faire avancer les intérêts des femmes et à générer un changement social. En déclarant qu’elles sont simplement en train de mettre en pratique une priorité de politique nationale, elles obtiennent une légitimité pour s’engager dans le militantisme féministe. Si la persistance de la violence conjugale nuit à l’image de la Chine, alors les féministes chinoises aident le Gouvernement à se débarrasser de ce stigmate. Elles ont joué avec adresse cette carte internationale (ou plutôt nationaliste) pour obliger le Gouvernement à rendre compte de ses actes. En outre, dans les années qui suivent la quatrième Conférence des Nations Unies, la Fédération, qui sert de « pont entre le Parti et les masses », se révèle être le meilleur canal d’infiltration féministe.

Une ONG chinoise particulière : la Fédération des femmes de Chine

Depuis le début des années 1950, le système des Fédérations de femmes a établi des organisations de terrain jusque dans la moindre communauté rurale et dans tous les quartiers des villes. Mis à part le Parti lui-même, c’est la seule organisation de masse à couvrir un espace et une population aussi étendus. Étant donné que sa structure hiérarchique est modelée sur celle de l’administration gouvernementale, à chaque niveau du Gouvernement correspond une fédération des femmes. Même s’il ne fait pas partie du Gouvernement, le personnel de la Fédération est compté parmi ses salariés et les dirigeants sont nommés par le département de l’organisation du Parti au même niveau administratif et avec les mêmes privilèges que n’importe quel employé du Gouvernement de même rang. Le statut non-gouvernemental mais officiel dont jouit la Fédération donne à cette organisation de lutte contre la discrimination sexuelle bien plus de pouvoir qu’à toute autre ong en Chine.
 

Les ong de femmes qui collaborent avec la Fédération, telle l’ong « Stop à la violence conjugale », ont ainsi accès à la fois aux ressources humaines et au pouvoir officiel de la Fédération. Le projet « Stop à la violence conjugale », lancé en 2000 avec un budget de 800 000 dollars provenant de donateurs multiples, se transforme rapidement en une ong enregistrée, affiliée en 2003 à l’« Association chinoise pour les études juridiques ». Cette ong, qui s’appelle aujourd’hui Réseau et Centre de recherches « Stop à la violence conjugale », comprend des militants individuels dans toute la Chine. Elle représente également plus de soixante-trois institutions (centres d’études féminines dans les universités, fédérations locales de femmes, bureaux de l’administration civile, etc.) dans vingt-six provinces. Les fédérations de femmes locales constituent les partenaires privilégiés du Réseau. Quant aux membres individuels, il s’agit soit d’employé-e-s du Gouvernement ou de la Fédération des femmes, soit de professionnel-le-s issu-e-s des systèmes juridique, médical, éducatif ou des médias. On voit aussi de plus en plus de femmes ayant bénéficié de l’aide de ce réseau devenir militantes à leur tour et fournir un soutien à d’autres femmes sur le terrain. En résumé, l’association est une ong féministe qui joue un rôle non seulement en plaidant pour un changement du discours officiel, mais également en pénétrant le système officiel, afin d’établir un mécanisme institutionnel permettant de mettre en œuvre de nouvelles lois et de changer les pratiques locales [9].

L’existence même de cette ong nationale enregistrée nous rappelle les progrès politiques gigantesques accomplis par les militantes chinoises depuis 1989. Non seulement l’ong a réussi à remettre en cause les restrictions relatives au militantisme spontanément organisé mais en outre, avec de nombreuses autres ong, elle a de fait cassé le monopole de la Fédération chinoise des femmes en matière de « représentation » des intérêts des femmes. Cette dernière, qui est de fait une « ong gouvernementale », dispose désormais d’un miroir qui la conduit à s’interroger pour savoir si elle constitue réellement une organisation de défense des intérêts des femmes. Elle fait siens les concepts et les problématiques issus du « Mouvement international des femmes » de peur de se voir marginalisée dans un processus de modernisation fondé sur l’égalité des sexes. Chen Mingxia, la coordinatrice du conseil d’administration du Réseau « Stop à la violence conjugale » et l’une des initiatrices de ce projet, spécialiste du droit à l’Institut pour la recherche sur le droit de l’Académie des sciences sociales chinoise, commente ainsi les relations entre l’ong « Stop à la violence conjugale » et la Fédération :

 

« Dans notre relation avec la Fédération des femmes, nous essayons de garder notre indépendance tout en recherchant une collaboration. Aujourd’hui, les gens à l’étranger sont assez critiques envers la Fédération et pensent que celle-ci est à la fois une institution gouvernementale et une ong. Mais je pense que, quelle que soit sa nature, la Fédération est avant tout un réseau national qui comporte six niveaux administratifs et qui, à ce titre, peut être d’une grande aide à notre projet de lutte contre la violence conjugale. En outre, elle est également une organisation de femmes. Nous devrions coopérer avec ses membres… En d’autres termes, nous insistons sur notre cadre conceptuel et nos principes d’indépendance (du système officiel). À l’intérieur de ce cadre conceptuel fondé sur le principe du féminisme ou de la généralisation de l’analyse de genre, nous pouvons collaborer dans de nombreux domaines. Donc nous entretenons vraiment de bonnes relations avec les fédérations de femmes locales, qui souhaitent travailler sur notre projet et nous aider » [10].

 

Le fait que Chen Mingxia mette l’accent sur la qualité de la relation avec les fédérations de femmes locales est très révélateur. Bénéficiant de la puissance financière des donateurs internationaux, le Réseau « Stop à la violence conjugale » a créé un mode de participation unique en ces temps de transformation politique de la Chine. Étant donné que l’appareil institutionnel de la Fédération des femmes s’étend jusqu’au moindre village ou quartier, la collaboration entre l’ong et la Fédération des femmes permet aux universitaires et aux professionnelles féministes des villes principales, comme Beijing, de communiquer avec des femmes sur le terrain dans les régions périphériques. Leur collaboration permet à une ong horizontale d’avoir accès à des canaux verticaux. Elle acquiert ainsi la légitimité qui lui permet d’engager l’État à tous les niveaux.

Enfin, le réseau se joue des frontières théoriques entre État et société. Une approche holistique de la violence conjugale requiert une campagne ambitieuse qui mobilise à la fois la société et l’État. C’est pourquoi, aussi bien les ong que les gouvernements, du niveau central au niveau local, sont éligibles aux financements accordés par le Réseau pour des projets de lutte contre la violence conjugale. Ainsi, certaines branches du Gouvernement postulent pour recevoir des financements de cette ong et travailler sur cette thématique. En manœuvrant avec tact sur plusieurs terrains à la fois, le réseau « Stop à la violence conjugale » est devenu un moteur de tout premier ordre de promotion de changements sociaux, culturels, juridiques et politiques sans lesquels il est impossible de lutter de manière efficace contre la violence conjugale, et il est reconnu comme tel par l’État. En un sens, cette ong constitue un réseau tellement diversifié qu’elle noyaute également l’État.
Afin de mener dans une dernière partie un examen critique du militantisme des ong féministes chinoises, il convient d’analyser non seulement ce que les militantes féministes ont accompli, mais également ce qu’elles ont négligé ou omis de faire.

Contradictions et limites du mouvement féministe chinois

Concurrence des luttes…

Contrairement aux mouvements féministes transnationaux qui mettent l’accent sur les multiples systèmes d’oppression et sur les interconnexions entre genre, classe, race, ethnicité, sexualité et autres, l’absence du concept de « classe » dans l’analyse féministe chinoise est frappante. En un sens, l’ascension rapide de la catégorie analytique de « genre » s’est faite au détriment de celle de « classe » en Chine. Dans les années 1980, les chercheuses ont contribué à la déconstruction de l’analyse de classe maoïste qui avait éclipsé et effacé les thématiques de genre en présentant une vision essentialiste de la femme [Wang Zheng, 1998]. Dans les années 1990, elles ont trouvé avec le concept de « genre » un outil analytique beaucoup plus performant que cette féminité essentialisée. Dans l’économie de marché post-maoïste, l’État, avec l’aide complice des intellectuels, a abandonné au moment opportun l’analyse de classe marxiste. Oubliés aussi, les principes anciens de justice sociale et d’égalité. À la place, nous avons assisté à la montée du néolibéralisme économique et d’une polarisation de classe aiguë au cours des deux dernières décennies et l’État a surveillé de très près les activités spontanées relatives aux thématiques de classe.

Cela étant, classe et genre se croisent fréquemment, beaucoup de femmes vivant avec très peu de ressources, en ville comme à la campagne. Dans ce contexte, la centralité du « genre » fonctionne à la fois comme négociation féministe visant à promouvoir les valeurs de justice sociale face à l’idéologie dominante du darwinisme social dans une économie capitaliste de plus en plus envahissante et comme dérobade à des questions plus sensibles qu’il faudrait appréhender à partir de la notion de classe.

Vu sous cet angle, le succès du Réseau « Stop à la violence conjugale » est étroitement lié au le fait qu’il traite de la question du genre et que celle-ci croise d’autres lignes de partage sociale. Cela rend l’évitement de la notion de classe possible, même si, au niveau local, les responsables des fédérations de femmes observent l’intersection du genre et de la classe dans le phénomène croissant de violence conjugale. Dans les faits, pour des projets « genre et développement » qui visent les populations et les régions touchées par la pauvreté par exemple, les deux s’interpénètrent. D’ailleurs les projets féministes sont déjà souvent orientés vers les groupes sociaux désavantagés ; ils s’intéressent aux femmes tombées dans la marginalité, notamment les ouvrières licenciées, les ouvrières migrantes, les aides domestiques et toutes celles qui disposent de peu de ressources pour s’opposer à l’injustice économique.

…et risque de récupération par l’État

Toutefois, les féministes chinoises, en raison de leur incapacité à élaborer un cadre critique clair qui permette d’aborder des hiérarchies et inégalités multiples, courent le risque de se faire récupérer par l’État. Si elles ont réussi à engager l’État, c’est en grande partie parce que beaucoup d’entre elles opèrent à l’intérieur des paramètres de la culture politique actuelle. À une époque où les femmes sont les premières touchées par des pratiques telles que les réductions d’effectifs, les licenciements, les retraites anticipées et les violations graves du droit du travail dans le secteur privé, on attend toujours l’émergence de réseaux nationaux qui défendent les droits des travailleuses, même si certains groupes féministes au niveau local sont depuis longtemps attentifs à la souffrance imposée aux femmes par l’injustice économique. Le Centre pour le développement et les droits des femmes de l’Université Polytechnique du Nord-Ouest, à Xian, a mobilisé des ouvrières licenciées qui deviennent aides domestiques et revendiquent le versement de droits et allocations par le Gouvernement. Toutefois, cet effort d’organisation de femmes issues de la classe ouvrière s’inscrit dans le concept des droits et du développement des femmes. Les féministes chinoises ont pleinement conscience des limites de la tolérance de l’État vis-à-vis du militantisme organisé et peu d’entre elles sont prêtes à quitter le domaine confortable du genre pour s’aventurer dans le champ de mines que représenterait la mise en place d’un activisme centré sur les problématiques de classe. Beaucoup de militantes féministes de premier rang savent qu’elles ont acquis une légitimité sur les questions de genre et elles ne veulent pas la mettre en danger en s’engageant dans des thématiques politiquement sensibles.

Il est parfois difficile de faire la part des choses entre cette prudence tactique et le désir d’être accepté par le système officiel. Peut-être le danger d’être récupéré par l’État est-il plus réel pour les féministes universitaires que pour celles dont le militantisme est ancré parmi les femmes en situation de marginalité. Les universitaires, qui sont plus proches des centres de pouvoir que les autres, peuvent être davantage tentées par les récompenses que l’État consent aux intellectuels qui font preuve de docilité. Dans le projet de statuts rédigé pour le tout nouveau réseau d’Études féminines et de genre, l’objectif de l’organisation est défini comme suit :

 

« Sous la direction du Parti communiste et dans la lignée idéologique du marxisme, du léninisme, de la pensée de Mao Zedong et des théories de Deng Xiaoping, dans une perspective de développement scientifique, (nous) insisterons sur la politique « Que cent fleurs s’épanouissent, que cent écoles rivalisent ! », établirons un lien étroit avec la réalité chinoise, développerons activement le champ universitaire des études féminines et de genre et l’enseignement, la recherche et l’activisme qui s’y rapportent, et ce afin de servir la construction d’un pays socialiste moderne prospère, puissant, démocratique et civilisé ».

 

La personne qui a rédigé ces statuts explique que ce type de clichés officiels est indispensable si l’organisation veut passer le contrôle de l’État. Personne n’a remis en question le fait plutôt paradoxal qu’une organisation universitaire féministe accepte volontiers le discours politique dominant, et dans certains cas le fasse sien, au lieu de le critiquer. Dans l’environnement politique et intellectuel de la Chine d’aujourd’hui, il est difficile pour les féministes de s’engager ouvertement dans des débats qui fassent sens sur leurs actions politiques. Ainsi, les actions et les idées problématiques et ambiguës ne se voient pas remises en question.

Pour le moment, les féministes demeurent préoccupées par leur stratégie qui consiste à engager l’État par l’intermédiaire de la Fédération des femmes et elles montrent une certaine complaisance quant aux résultats positifs de leurs stratégies innovantes. On attend toujours un examen critique des effets de ces relations triangulaires sur les ong. À titre d’exemple, la Fédération, qui souhaitait promouvoir la recherche, a créé une Association chinoise pour la recherche sur les femmes. Des universitaires spécialistes du genre, y compris d’éminents chercheurs, ont été invités à entrer au Conseil d’administration de l’Association. Si l’on considère le côté positif des choses, l’action de la Fédération apporte la légitimité nécessaire au développement des études féminines et de genre en Chine. Toutefois, peu de gens reconnaissent que ce rôle semi-officiel peut également exercer une influence corrosive sur les universitaires qui ont fait tant d’efforts, à partir des positions marginales dans lesquelles elles se trouvaient, pour établir un champ d’études féministes dans le monde universitaire chinois. Ces femmes découvrent maintenant que leur activisme en matière de promotion des études féminines pourrait les conduire à occuper des fonctions semi-officielles au sein de l’Association. De fait, le mécanisme de la Fédération chinoise des femmes, qui vise à promouvoir les études féminines et les femmes dans le monde universitaire, servirait en même temps à coopter ces universitaires et faire ainsi qu’elles s’identifient, consciemment ou non, aux positions de la Fédération, comme le montre l’extrait du projet de statuts pour le réseau d’études féminines et de genre cité plus haut.

Ce réseau, qui se veut une ong d’envergure nationale, vient juste de voir le jour. Il sera intéressant d’observer la relation qu’il entretiendra avec la Fédération chinoise des femmes et l’État, mais à ce stade initial certaines de ses responsables manifestent déjà le désir de se conformer à la ligne de la Fédération. Toutes les décisions qui sont conformes à cette ligne sont présentées comme des décisions stratégiques. Or, sans un espace intellectuel ouvert pour pouvoir débattre et définir les différences entre stratégie et objectif, il est à craindre que l’opportunisme politique devienne de plus en plus souvent l’objectif de militantes qui aspirent à des positions officielles ou semi-officielles. L’activisme né de la marginalité sert alors simplement de tremplin pour accéder au pouvoir. Dans l’une des rares analyses critiques du féminisme chinois, postée sur un site web, un auteur observe que « le fait de s’impliquer dans la « cause féministe » en Chine ne comporte pratiquement aucun risque. Les universités, les instituts de recherche, les médias et la presse acceptent tous le féminisme et ce dernier est à son tour rapidement devenu une ressource pour les « féministes » qui cherchent à être promues, publiées et reconnues dans leurs institutions » [11]. Bien que l’on soit en droit de se demander si l’« acceptation » du féminisme par le monde universitaire est bien réelle, l’auteur a raison de souligner qu’un mouvement politique théoriquement subversif se laisse récupérer par la pensée dominante. Contrairement au réseau « Stop à la violence conjugale », une organisation dont l’objectif unique rejoint les préoccupations à long terme de la Fédération des femmes, le réseau d’études féminines et de genre est censé être un espace d’activisme pour la critique intellectuelle féministe et la production de nouveaux savoirs. Jusqu’à quel point les féministes chinoises peuvent se permettre de critiquer la culture politique existante et les idéologies dominantes, cela est étroitement lié à leur capacité à définir de façon consciente la position que chaque partie occupe dans l’écheveau des relations triangulaires entre les organisations non gouvernementales, la Fédération chinoise des femmes et l’État.

* * *

En conclusion, les féministes ont été des actrices importantes des transformations sociales, culturelles et politiques de la Chine depuis les années 1980. J’ai montré qu’elles avaient permis de se démarquer de façon décisive des politiques de genre de l’ère Mao. Sur le plan institutionnel, elles ont réussi à briser le monopole de la Fédération des femmes en acquérant une légitimité à défendre de leur propre initiative les intérêts de genre. Aujourd’hui, les ong de femmes opèrent aux niveaux local et national et mettent en place diverses activités relatives aux inégalités entre les sexes. Alors que la Fédération des femmes se situe toujours à l’intérieur du système bureaucratique d’État et qu’elle dispose de ressources institutionnelles et matérielles considérables, sa position longtemps assumée de chef de file du mouvement des femmes chinois a été battue en brèche par le développement d’ong féministes qui ont souvent été à la pointe de l’articulation d’exigences et de visions nouvelles. La Fédération des femmes continue à exercer une influence bien plus grande que n’importe quelle ong féministe en Chine, mais des responsables à différents niveaux de la Fédération forment des partenariats avec diverses ong et collaborent à des projets, comme le montre le cas du réseau « Stop à la violence conjugale ». Conçue comme un « pont » entre l’État-parti et les « masses », la Fédération, dans son interaction étroite avec les ong féministes, a rendu l’État encore plus perméable. Elle est devenue l’interlocuteur principal pour les négociations féministes avec l’État.
Faisant du genre un outil analytique qui permet de disséquer les relations de pouvoir au sein de normes de genre jusqu’alors incontestées, les féministes chinoises ont opéré un changement de paradigme en conceptualisant l’inégalité entre les sexes. Une compréhension nouvelle de la hiérarchie de genre a débouché sur un militantisme très diversifié tant en matière de politiques publiques que de pratiques sociales. Le combat pour l’égalité des sexes est l’un des rares domaines à avoir préservé les principes socialistes de justice sociale et d’égalité.
Au cours des deux dernières décennies, les féministes chinoises ont montré leur créativité, mais elles ont aussi largement agi dans le respect des paramètres politiques. Les ong féministes reconnaissent dans leur ensemble que le fait d’avoir engagé la Fédération des femmes et l’État à s’attaquer aux inégalités entre les sexes a donné des résultats, mais l’on attend toujours un auto-examen des limites d’une relation de ce type. La leçon à tirer du siècle passé, pour les féministes chinoises, c’est que leur pays ne manque pas d’agitateurs qui se battent pour le changement social, mais peu nombreux sont ceux qui, une fois pris dans la matrice des relations de pouvoir, sont capables de garder une vision critique de leurs propres actions ou interactions. L’histoire moderne des réformes et des révolutions, même si elle n’est pas dénuée de conséquences positives, est essentiellement l’histoire d’efforts avortés ou contrariés à cause des limites des acteurs historiques entravés par cet environnement qu’ils essayaient de changer. Les féministes chinoises, qui vont de l’avant avec leur programme, se trouvent aux prises avec une bureaucratie bien établie, un contexte intellectuel très masculin qui penche clairement vers l’État et une économie capitaliste fondée sur la dépossession et le déracinement. Elles doivent donc se battre énergiquement pour susciter une révolution féministe pacifique qui vise à déconstruire les hiérarchies, à mettre en place une justice sociale et à transformer la culture masculine en place. Le fait d’être féministe ne protège pas contre les effets de l’hégémonie politique et culturelle et n’immunise pas non plus contre les erreurs des acteurs historiques masculins. Reste à savoir dans quelle mesure les ong, féministes ou non, pourront rester une force de changement plutôt que de se laisser transformer par les forces corrosives qui les entourent.

Notes

  • [*]
    Texte traduit de l’anglais par Léa Drouet.
  • [1]
    Intervention de Huang Qingyi à propos de la conférence de la Fédération chinoise des femmes sur la protection des droits des femmes, 23 décembre 2004.
  • [2]
    Entretien de Chen Fang avec Liu Bohong, 2004, pour le projet « Global Feminisms », University of Michigan.
  • [3]
    Entretien de Wang Zheng avec Gao Xiaoxian, 26 septembre 2005, pour le projet « Global Feminisms ».
  • [4]
    Les détails relatifs à la structure et aux activités de l’Association se trouvent sur le site internet : www.westwomen.org.
  • [5]
    Voir la publication de la Fondation Ford, Reflections & Resonance: Stories of Chinese women involved in international preparatory activities for the 1995 NGO Forum on Women, 1995, Beijing.
  • [6]
    Ce commentaire sur le statut des femmes, largement diffusé, est tiré d’une citation du socialiste français Charles Fourier, énoncée en 1817 par le père de John Stuart Mill, James Mill, qui commentait le niveau de civilisation de l’Inde dans The History of British India, [1968, pp. 309-310]. Le sociologue Arland Thornton [2005, pp. 165-167] note que cette idée circule dans la littérature féministe européenne dès le xviiie siècle.
  • [7]
    La remarque de Huang a circulé de façon informelle parmi les membres de la Fédération chinoise des femmes.
  • [8]
    Entretien de Wang Zheng avec Chen Zhunlian, 9 septembre 2005. Son plaidoyer a été efficace. En janvier 1996, le gouvernement municipal de Changsha a adopté le Règlement sur la lutte contre la violence conjugale, le premier du genre en Chine.
  • [9]
    Pour une information détaillée sur le Réseau, voir son site internet, <www.stopdv.org.cn>.
  • [10]
    Entretien de Shi Tong avec Chen Mingxia, 6 septembre 2005, pour le projet « Global Feminism ».
  • [11]
    Sun Shaoxian, « “Aristocratic” Chinese “Feminism” » [“Guizuhua” de Zhongguo “nüxing zhuyi”], disponible sur <www.38hn.com>.
 
Mis en ligne sur Cairn.info le 31/03/2010
https://doi.org/10.3917/tgs.023.0103
 
 

 

 



05/02/2022
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