Casque sur la tête, Emmanuel Macron tend l’oreille. Ce 3 septembre, le président visite les locaux du «3919», le numéro national d’écoute et d’orientation pour les femmes victimes de violences. Au bout du fil, une femme menacée de mort par son conjoint, qui appelle d’une gendarmerie : Elle souhaite être escortée à son domicile pour récupérer ses affaires, le gendarme qui la reçoit refuse au motif que ce n’est pas dans la procédure. L’écoutante du 3919 tente de le convaincre. En vain. Impuissant, le chef d’Etat assiste à l’échange en direct. Si cette «défaillance» a suscité l’ouverture d’une enquête administrative, la scène, rapportée par les médias présents dont Libération, a produit l’exact opposé de l’effet escompté au premier jour du Grenelle des violences conjugales.

A LIRE AUSSI :Forces de l’ordre : des progrès mais peut mieux faire

Comment en arrive-t-on là ? Combien de policiers ou gendarmes auraient, eux aussi, refusé d’accompagner cette femme battue ? Nombre de victimes ayant franchi la porte d’un commissariat ou d’une brigade rapportent un manque de confidentialité, une banalisation ou une minimisation des faits, un déficit d’information ou le sentiment de ne pas avoir été prises au sérieux ou d’avoir fait l’objet d’une certaine suspicion. En 2018, l’étude «Paye ta plainte» recueillait plus de 500 témoignages en dix jours, dont 91 % décrivaient une «mauvaise prise en charge».Surtout, dans 60 % des cas, les femmes disaient avoir «essuyé un refus ou avoir dû insister pour pouvoir porter plainte». Des lacunes récurrentes, faute de moyens et de formation, dont le Grenelle a fait un axe de travail majeur. Fin septembre, Libération a assisté à une formation continue sur les violences faites aux femmes. Axée sur l’accueil et l’écoute de la victime, cette journée (avant tout théorique et sans mise en situation) était dispensée à des policiers en poste dans les Yvelines.

 

A LIRE AUSSI :Violences faites aux femmes : face aux victimes, la police reste à la peine

Premiers maillons

Ils sont une vingtaine assis sagement : treize femmes et cinq hommes - «beaucoup plus que d’habitude», glisse la major Fabienne Boulard, de la Direction départementale de la sécurité publique (DDSP). Tous volontaires, ils ont laissé l’uniforme au vestiaire. Au mur, une affiche du 3919 : «Réagir peut tout changer.»La plupart ne sont pas des agents spécialisés issus de brigades de protection de la famille, chargées de lutter contre les violences intrafamiliales, mais sont affectés aux plaintes ou aux missions tout-venant de Police secours. Généralistes, ils sont les premiers maillons de la chaîne.

Ce matin-là, on compte alors «111 féminicides», introduit Fabienne Boulard. Quatre se sont produits dans le département. Quelques jours plus tôt à Maisons-Laffitte, Janice, 30 ans, a été poignardée à mort par son mari et père de leur petite fille de 2 ans. «Est-ce qu’il y avait des signes, des antécédents de violences conjugales ?» questionne la responsable de la formation. «Non, rien», souffle une policière. Comment évaluer le niveau de danger et la détresse de la victime ? Comment protéger ces femmes quand elles rentrent chez elles, après ? Un enjeu majeur, quand on sait que deux tiers des femmes tuées par leur conjoint ou leur ex avaient subi auparavant des violences conjugales.

A LIRE AUSSI :«J’en veux à la justice qui ne l’a pas protégée»

«Cette formation doit vous faire prendre conscience des interlocuteurs qui existent autour de la prise en charge des victimes,poursuit la major. C’est toujours la victime qui vient et doit raconter, quinze, vingt fois, la même histoire pour se faire entendre. Il faut que ça change.»

 

Psychologue au commissariat de Mantes-la-Jolie, Julia Ball insiste sur le rôle «primordial» de l’écoute : «Ça a un impact d’être entendue, d’être prise au sérieux. C’est déjà très important.» La professionnelle diffuse un schéma sur le cycle de la violence conjugale, énumère les «stéréotypes de genre qui nous imprègnent encore». Concentrés, des policiers remplissent leurs blocs-notes. «Pourquoi c’est difficile de venir dans un commissariat déposer plainte ? Qu’est-ce qu’on peut essayer d’améliorer ?» On échange sur l’attitude à adopter, sur la difficulté à assurer une confidentialité et une intimité. «La confrontation avec la victime est parfois compliquée quand on est en fin de service ou qu’il y a encore quinze personnes derrière»,reconnaît un policier. Un autre lève la main : «Quand on est un homme, est-ce qu’il vaut mieux proposer automatiquement à la victime d’échanger avec une collègue ?»

A LIRE AUSSI :Féminicides : le parcours des combattantes

L’exposé s’attarde sur la question des violences psychologiques - «Tu ne sais rien faire», «Tu vois cette balle de fusil ? Si ça continue, tu l’auras dans le corps» -, de l’emprise mentale et «des mécanismes d’enfermement». Marc (1), en poste depuis sept ans : «Mais comment peut-on savoir ? Autant un coup, c’est très clair, ça se voit… Autant les violences psychologiques… En tant que policiers, on doit rapporter la preuve matérielle de ce que dit la victime et, le problème, c’est que souvent on n’a pas cette preuve…» Réponse de la psychologue : «Je le répète, rien que le fait de déposer plainte, d’être entendue et orientée est essentiel.» Le policier d’une trentaine d’années évoque alors la possibilité de «fausses déclarations», de «divorces» conflictuels… Julia Ball appuie : une victime «ne réagit pas forcément comme on l’attend», elle peut rire nerveusement, être confuse, avoir l’air complètement détachée, pleurer beaucoup ou pas du tout. A son tour, la major Boulard intervient : «Une personne qui porte plainte pour vol, on ne mettra jamais sa parole en doute. Une victime de violences conjugales, si. C’est ce doute-là qui doit disparaître au niveau de l’accueil.»

«Ça me touche»

A l’heure des pauses café et déjeuner, les agents débattent et se livrent. «En soirée, on me dit tout le temps : "Pourquoi vous ne faites rien ?" J’en ai marre. Je suis une femme, ça me touche», s’agace Marie (1). La fonctionnaire de Police secours est catégorique : «On n’est pas assez nombreux, les locaux ne sont pas adaptés.» Entre deux bouffées de nicotine, Jeanne (1) abonde et souligne la difficulté d’accueillir certaines femmes «apeurées» ou qui «ne supportent plus la présence d’un homme». Pour échanger «tranquillement», il est déjà arrivé à cette jeune policière d’isoler une victime dans «un coin de couloir».Car en attendant d’être prises en charge, ces femmes patientent aux côtés de celui s’étant fait rayer sa voiture, d’un autre là pour sa procuration de vote ou un conflit de voisinage… «C’est toute la difficulté», concède Fabienne Boulard en aparté.

 

Interventions et PowerPoint se succèdent. «Vous êtes souvent montrés du doigt pour n’avoir pas vu, parce que madame est repartie et que monsieur l’a tuée», dit Marielle Savina, déléguée départementale aux droits des femmes et à l’égalité, incitant les agents «à faire remonter les difficultés» rencontrées sur le terrain. La commandante Sandrine Masson prend le relais pour présenter la plateforme de signalement en ligne des violences sexuelles et sexistes (2) lancée il y a un an. Derrière l’écran, 16 policiers et une psychologue se relaient pour assurer une présence 7 jours sur 7, via un système de conversation en ligne qui préserve l’anonymat.

«Photos dénudées»

Un fonctionnaire intervient :«L’autre jour, vous nous avez envoyé une femme pour une affaire d’exhibitionnisme dans le métro. Souvent, les victimes se disent "c’est pas grave" et ne viennent pas. Là, la personne a porté plainte et on a pu exploiter les bandes de vidéosurveillance à temps.» Si l’examen de conscience s’amorce doucement, l’avocate Sabine Lamirand, présidente de la commission d’aide aux victimes du barreau de Versailles, évoque des «refus de plainte» persistants et douche un peu l’ambiance : «On nous a rapporté que des auditions avaient eu lieu dans des locaux avec des photos dénudées au mur… Ce n’est pas normal de recevoir une victime dans ces conditions !»

A la sortie, une policière satisfaite de la formation regrette malgré tout : «C’est trop court ! Il faudrait au moins deux jours.» A côté, une collègue se souvient d’une femme venue quatre ou cinq fois au poste avant d’être prête à porter plainte pour viol. «Cette histoire m’a vraiment marquée. Elle avait toujours une bonne excuse pour faire demi-tour : pas le temps d’attendre, il lui manquait un papier, on lui avait volé son téléphone…» La fonctionnaire a longtemps culpabilisé. «On se dit : "Je l’ai ratée, je n’ai pas vu."» C’est une des raisons pour lesquelles elle a voulu suivre cette formation : «Aujourd’hui, j’aurais peut-être plus facilement les mots.»

Marc, lui, s’est porté volontaire car le traitement des violences conjugales occupe une place importante dans son quotidien de policier : «Ce serait une bonne chose d’intégrer cette journée à la formation initiale», juge-t-il. En particulier l’intervention d’une psychologue, «car un tel regard permet de comprendre plus rapidement certains ressorts». De quoi, assure-t-il, «gagner un temps précieux».

(1) Les prénoms ont été modifiés.

(2) www.service-public.fr/cmi.

Chloé Pilorget-Rezzouk